ECLATS DE LIRE 2023
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LARRY BROWN
Sale boulot

Traduction de l'américain de Francis Kerline

"Et à quoi il rêvait quand je me suis arrêté au pied de son lit ? Au sommeil du dernier silence, aux moutons qui broutent, aux verts pâturages ? À la paix et à la sérénité ou aux gosses qu’on était quand on attrapait des lucioles ? À la cueillette du coton dans le delta du Mississippi, aux longs alignements blancs, aux lents retours en charrette vers la ferme, au grillage où on s’accrochait, aux gens qui nous faisaient des signes sur le bord de la route ? Je pense pas qu’il rêvait de là-bas. Je pense qu’il rêvait de l’Afrique, des vastes plaines d’où venait son peuple, des petites huttes en bois et des traces de pas dans la poussière. Le guépard qui sillonne la brousse, le lion aux aguets dans les hautes herbes brunes, l’éléphant, le rhinocéros, le crocodile qui se faufile dans la rivière d’un seul mouvement de queue. La viande d’impala sur les braises et le soleil, cette immense boule orange qui brûle à l’horizon, traversée par la silhouette noire d’un homme marchant avec une sagaie sur l’épaule. "


2019

CESAR AIRA
le président
Traduction de l'espagnol (Argentine) de Christilla Vasserot

"Quand parviendrait-il donc à cette sérénité indispensable à la mise en branle des potentialités latentes de son intellect ? Tout s’embrouillait au point qu’il lui fallait se concentrer sur une affaire à résoudre, puis sur une autre, et ainsi de suite, sauf qu’alors il perdait de vue le cadre général. Il ferait mieux son travail s’il n’avait rien à faire. Il avait tellement de soucis qu’il ne pouvait pas exercer son rôle de chef d’État, l’Histoire se souviendrait de lui comme d’un Président parmi d’autres, un nom parmi d’autres, dans une longue liste de médiocres. "

La page César Aira sur Lieux-dits


AMIN MAALOUF
Le naufrage des civilisations

"Je garderai toujours en mémoire ce qui s’est passé en septembre 1982, au lendemain des massacres perpétrés dans les quartiers de Sabra et de Chatila, près de Beyrouth. Des miliciens libanais, appartenant à une faction chrétienne, s’étaient acharnés sur des civils palestiniens avec la complicité active de l’armée israélienne. Il y avait eu, selon certaines estimations, plus de deux mille morts.
Le monde entier était indigné, les Occidentaux autant que les Arabes, mais c’est dans les rues de Tel-Aviv qu’il y avait eu la protestation la plus massive et la plus significative. On a parlé de quatre cent mille manifestants, plus d’un Israélien sur huit.
Même ceux qui étaient outrés par le comportement des autorités et des troupes ne pouvaient qu’admirer l’attitude de la population juive. Protester contre le tort qui est fait à soi-même et aux siens est légitime et nécessaire, mais ne dénote pas forcément une grande élévation morale ; protester avec virulence contre le tort que les siens ont fait aux autres révèle, en revanche, une grande noblesse, et une remarquable conscience morale. Je ne connais pas beaucoup de peuples qui auraient réagi ainsi.
Hélas, une mobilisation massive pour une telle cause est aujourd’hui inconcevable en Israël. Ce qui représente, sur le plan éthique, une indéniable perte d’altitude. "

« On a dit, au crépuscule du XXe siècle, que le monde serait désormais marqué par un « affrontement entre les civilisations », et notamment entre les religions. Pour désolante qu’elle soit, cette prédiction n’a pas été démentie par les faits. Là où on s’est lourdement trompé, c’est en supposant que ce « clash » entre les différentes aires culturelles renforcerait la cohésion au sein de chacune d’elles. Or, c’est l’inverse qui s’est produit. Ce qui caractérise l’humanité d’aujourd’hui, ce n’est pas une tendance à se regrouper au sein de très vastes ensembles, mais une propension au morcellement, au fractionnement, souvent dans la violence et l’acrimonie."

 



"D’où l’immense frustration que j’éprouve aujourd’hui quand je médite sur le destin de mon continent d’adoption. Bien sûr, l’Union s’est construite, elle s’est étendue, et elle représente un immense progrès par rapport à l’époque antérieure. Mais c’est un édifice fragile, inachevé, hybride, et qui se retrouve à présent violemment ébranlé.
Je dis « hybride », parce que les pères fondateurs n’ont pas su choisir entre les deux voies qui s’offraient à eux : celle d’une véritable union, pleine et irréversible, à l’instar de celle des États-Unis d’Amérique ; ou celle d’une simple zone de libre-échange. Ils ont voulu croire que cette décision pourrait être prise plus tard. Mais elle ne le pouvait pas. Ce sur quoi on aurait pu s’entendre à six ou à neuf, on ne peut le décider à vingt-sept ou vingt-huit. Pas si l’on doit le faire à l’unanimité, comme c’est le cas aujourd’hui pour toutes les décisions fondatrices.
À vrai dire, on a fait preuve à la fois d’un excès de démocratie, en accordant à chaque État un droit de veto, ce qui interdisait toute avancée audacieuse en direction d’une véritable union ; et d’un déficit de démocratie, en choisissant de confier le pouvoir à Bruxelles à des commissaires nommés par les États, plutôt qu’à un gouvernement européen directement élu par les citoyens de l’Union.
Des peuples ayant une longue pratique de la démocratie ne peuvent se reconnaître dans des dirigeants qui n’ont pas reçu l’onction d’un vote populaire. "


JOYCE CAROL OATES
Nous étions les Mulvaney
Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Claude Seban

"Quel raffut dans la basse-cour de bon matin, quand les coqs chantaient ! J’ai grandi au milieu de ces bruits et des cris des oiseaux sauvages (des geais surtout, qui nichaient près de la maison, dans nos chênes géants), et j’en suis venu à croire qu’ils faisaient partie de la texture même du matin. De la texture même de mon être. "

"Cette zone marécageuse lugubre au nord de Mont-Ephraim, à l’endroit où un ruisseau se jetait dans la Yewville. Des roseaux, une jungle de plantes grimpantes et ces fleurs sauvages d’un violet éclatant – des phlox ? des salicaires ? – y poussaient à profusion l’été, mais la plupart des arbres y mouraient peu à peu, à mesure que la nappe phréatique montait, en perdant leur écorce par lambeaux. À toute heure du jour, des traînées de brume malsaine flottaient au-dessus du marais. Il y avait une odeur pénétrante de pourriture, d’égout. Peut-être parce que le lisier d’une grosse exploitation agricole, située à quelques kilomètres, s’y infiltrait. Dans son enfance, Patrick n’avait jamais exploré le marais, non plus que personne de sa connaissance. C’était beaucoup trop loin de High Point Farm pour y aller à vélo. Même sous un soleil éclatant, il conservait un aspect sinistre et désolé. Lorsqu’il faisait chaud, il grouillait d’oiseaux, de grenouilles, de serpents d’eau, d’insectes – de micro-organismes innombrables. Maintenant, en avril, avec le dégel, cette boue noire liquide devait reprendre lentement vie après la longue hibernation hivernale. "


AGNES RAVATN
Le tribunal des oiseaux

Traduction du néo-norvégien de Terje Sinding

" Je me retournai. La porte de la remise à bateaux était grande ouverte. Sigurd se tenait sur le seuil. Derrière lui il y avait une barque en bois blond. Elle semblait luire, remplissait l’espace tout entier. Je vis tout de suite que c’était un oselvar, un fjæring aux courbes élégantes. Bouche bée, je me tournai vers Sigurd. Il esquissa un sourire. Je fis un pas vers lui.
— C’est toi qui l’as faite ? Il hocha la tête.
— Tout seul ?
— Oui.
Je m’avançai, posai ma main sur le plat-bord, caressai le bois lisse, passai mes doigts sur le tolet. Puis je me retournai vers lui.
— C’était à ça que tu travaillais ? Il hocha de nouveau la tête. Je fis le tour de la barque, lentement.
— Comme elle est belle."


Camille de Toledo
Une histoire du vertige

"Voilà le terrain que nous autres, les habitants du vingt et unième siècle, avons à arpenter : des espaces, des territoires blessés, une Terre raturée, biffée comme un vieux manuscrit, couverte de nos écritures par des cartes que nous avons élaborées pour stabiliser nos demeures et qui ont été remises en cause. Nous, les modernes, nous n’habitons plus selon des cosmovisions cohérentes, rattachées au monde. Nous tenons à des amoncellements de cartes, de codes délaissés ; et pour tenir, nous sommes à l’affût de nouveaux récits afin de retisser un lien au monde."


CRAIG DAVIDSON
Juste être un homme

Traduction de l'anglais (Canada) de Héloïse Esquié

"Le nouveau résident est arrivé avec la fournée de l’après-midi. Ils nous appelaient résidents plutôt que détenus, de même qu’ils appelaient l’endroit dans lequel nous sommes enfermés un foyer – techniquement, c’est un centre de détention pour mineurs – au lieu de, genre, une prison. Nous avions des tuteurs au lieu de gardiens. Et nous couchions dans un dortoir, plutôt que dans une cellule. Vous pouvez parier que s’il existait une brochure de présentation de l’établissement, on ne manquerait pas d’en mettre en avant le « cadre naturel » et les « activités stimulantes », comme s’il s’agissait d’une colonie de vacances. N’empêche que personne ne nous laisse nous aventurer, libres et tranquilles, au-delà de ce portail.
La camionnette de transfert est repartie en cahotant sur le chemin de terre, soulevant un nuage de poussière, après avoir laissé le nouveau résident échoué sur le terrain. Filiforme comme un arbuste, avec des taches de rousseur et des cheveux poil-de-carotte hérissés sur la tête. À la place de la main, une orthèse en métal luisant dépassait de la manche gauche de sa salopette. Quand le gardien l’a pris par le coude pour le conduire vers l’atelier, le garçon s’est libéré d’une secousse et s’est raidi, comme si le tuteur lui avait fourré un cornichon dans le cul en douce. "


CRAIG DAVIDSON
Cataract City

Traduction de l'anglais (Canada) de Jean Luc Piningre

"Cette blancheur irradie le froid, alliée aux vents furtifs qui s’infiltrent dans les jambes du pantalon et sous le col. Il vous enrobe le crâne – une enveloppe de glace autour du cerveau. Vous avez bientôt l’esprit embrumé, et vous comprenez soudain que vous n’avez qu’une envie : vous asseoir. Vos chaussures sont des enclumes. La neige est douce et accueillante. On retrouve souvent des gens morts de froid qui ont un mince sourire aux lèvres : tout à la fin, ils sondent des zones peu usitées de leur cerveau. Il faut résister au besoin de... s’asseoir... par terre. "


CRAIG DAVIDSON
Juste être un homme

Traduction de l'anglais (Canada) de Anne Wicke

"Cinq coups lancés en succession rapide – boum-boum-boum – crochet du droit, crochet du droit, uppercut du gauche, un pas en arrière, sautillement sur les talons, les tennis qui crissent. Il pensa que tout avait commencé par un simple désir. Celui de bannir toute faiblesse et de posséder la force. De développer ces mécanismes défensifs qu’il n’avait jamais utilisés. Le porc-épic et ses aiguilles. Le scorpion et son dard. Il se baissa et feinta avant de lancer le bras droit, les jointures de la main rasant le miroir.
Pourquoi ne m’as-tu jamais appris à devenir un homme ? "


CRAIG DAVIDSON
De rouille et d'os

Traduction de l'anglais (Canada) de Anne Wicke

"Le couloir est éclairé par des ampoules de quarante watts protégées par de petites cages en grillage. Le ciment transpire, tout comme les tuyaux de cuivre oxydés au-dessus de nos têtes. Des filets d’eau brune coulent des solives. L’endroit est une aciérie fermée pour faillite. Des rognures de fer en tire-bouchon s’écrasent sous mes bottes. L’air sent la pierre moisie et l’ozone. À travers les couches de béton, les fils électriques et la tuyauterie, la foule fait entendre, en se rassemblant, un bourdonnement qui vient battre contre mes tympans. Nous combattons à mains nues, ou quasiment. "

" L’erreur la plus répandue, concernant la mort de Johnny « The Kid » Starkley, c’est que je l’ai tué délibérément, par méchanceté, parce qu’il s’était moqué de ma sexualité, parce qu’il m’avait traité de tarlouze à la pesée. Mais cela n’avait rien à voir avec la vengeance : j’avais été entraîné à me battre jusqu’à ce que mon adversaire tombe, que la cloche sonne ou que l’arbitre se pointe. La cloche n’a pas sonné et Ruby Goldstein ne s’est pas pointé ; quant à Starkley, il a refusé de s’allonger, alors j’ai fait comme on m’avait appris. Je ne voulais pas le tuer. Je voulais juste battre Starkley complètement, le laisser étendu sur le tapis de ring. Je le voulais mort en ce qui me concernait, mort en tant que menace. Nietzsche a écrit, L’homme se déploie dans le combat. Eh bien, ce soir-là, à Tupelo, sur un ring qui sentait la sueur, la salive et l’adrénaline froide, je me suis déployé.


MATT WESOLOWSKI
Six versions - Tome 3 Le disparu du Wentshire

Traduction de l'anglais de Antoine Chainas

" La forêt du Wentshire se situe à cheval entre l’Angleterre et le pays de Galles, elle déborde dans les terres comme une tache d’encre verte sur une carte. Il s’agit d’une étendue boisée surtout peuplée de chênes. On dit que les arbres au cœur de la forêt ont plus de cinq cents ans. Le site, pourtant classé Territoire d’intérêt patrimonial, consistait en un Parc naturel moribond, fréquenté par ses derniers touristes avant le rachat des terres en 1996 par le ministère des Armées. La base aérienne du Wentshire s’étend désormais parmi la végétation. La portion de la route A appelée « traverse de la forêt du Wentshire » est aujourd’hui fermée par des barrières renforcées surmontées de caméras. Des amendes forfaitaires de mille livres ont été dressées à l’encontre de quelques intrus au fil des ans. La traverse est une ancienne voie romaine qu’on surnommait autrefois le « passage de la Mutilée ». Contrairement aux tracés rectilignes en vigueur à l’époque, la traverse se compose de lacets épousant les courbes de niveau. D’un côté l’Angleterre, de l’autre le pays de Galles."


MIGUEL BENASAYAG - THIERRY MURAT
Cervaux augmentés (Humanité diminuée?)

 

La page Miguel Benasayag sur Lieux-dits

 




MATT WESOLOWSKI
Six versions - Tome 2 La tuerie de Macleod

Traduction de l'anglais de Antoine Chainas

" Les habitations groupées sur la plaine côtière au nord de Blackpool n’ont rien d’engageant. De nombreuses salles de jeux et de paris ont gangrené les rues, affichant sans complexe leur opportunisme. Sur Stanwel High Street, on voit des types aux habits miteux squatter le belvédère, entre le magasin de discount et la bibliothèque municipale, et proposer des boîtiers d’antenne aux passants. Les anciens se souviennent encore de la suie sur les appuis de fenêtre, des mouchoirs souillés de traces noirâtres, et du grincement de la cage d’ascenseur qui ramenait les travailleurs à la surface en fin de journée. Dire que la dépression frappe Stanwel, c’est répandre le vieux cliché selon lequel les villes du Nord se sont vu confisquer leur moyen de subsistance. Mais on pardonnera facilement l’expression si on parcourt les rues giflées par le vent glacial en provenance de la mer d’Irlande, où le souffle asthmatique et rance des salles de jeux se mêle aux innombrables cliquetis de la musique électronique. "


MATT WESOLOWSKI
Six versions - Tome 1 Les orphelins du Mont Scarlow

Traduction de l'anglais de Antoine Chainas

" Debout dans la clairière, je sors mon thermos et me verse une tasse de thé. Le sol est mouillé, je répugne à m’asseoir. C’est un lieu commun de dire ça, je sais, mais on s’arrête rarement pour écouter ce qui se passe autour de nous. J’ai appris à écouter dans cette forêt, sous les frondaisons. Les premières fois où je sortais j’emportais mes écouteurs. Un dans l’oreille droite, rien dans la gauche. Les bois ne sont pas silencieux, enfin pas vraiment ; et si vous restez immobile assez longtemps, vous entendez toutes sortes de bruits : frémissements, caquetages, etc. Quand il pleut, une véritable cacophonie végétale s’installe. Au petit matin, les oiseaux poussent de drôles de clameurs outrées. Je ne fréquente plus la forêt à la nuit tombée depuis belle lurette. La dernière fois où je m’y suis risqué, c’était il y a une vingtaine d’années, en compagnie de Justin et de Tomo. Nous avions trouvé le garçon. Il reposait à l’endroit où la forêt s’éclaircit, dos à la montagne, là où le sentier se perd dans les marécages. Je n’aime pas les silences, car cette scène tourne en boucle dès qu’ils se prolongent. Pratiquement vingt ans se sont écoulés, et le souvenir de ce que nous avons découvert cette nuit-là ne s’estompe pas. L’homme masqué disait qu’il comprenait, il disait qu’en effet certains fantômes ne disparaissent jamais. Je crois que c’est ce que nous avons fini par admettre, mon père et moi. En tout état de cause, ajoutait l’homme masqué, peut-être que cette confession m’aiderait.


COLSON WHITEHEAD
Le Colosse de New York

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Serge Chauvin

"Bâtissez plus gros, plus beau. Plus brillant, plus percutant. Les immeubles grandissent, et nous enfouissent toujours plus bas dans leur course au sommet. On fait la course jusqu’au ciel, le dernier arrivé est un canard boiteux, tout juste bon à abriter des cabinets d’avocats. Tout là-haut, au grand QG de la multinationale du divertissement, les décideurs dictent vos rêves. Ici-bas, les vendeurs des rues fourguent des brûlures d’estomac, mais au moins ils portent des gants, en vertu des règlements sanitaires. Un homme distribue des prospectus, et on l’évite comme s’il tenait une liasse de virus, et non des pubs pour des prothèses à prix réduit. L’ancien pickpocket deale désormais des tickets de haute altitude pour des spectacles de Broadway défraîchis. Le représentant en ampoules, dont c’est la première visite, pivote tout joyeux en disant : On sait maintenant quoi faire de nos ampoules colorées. Tout le monde a quelque chose à vendre. Je vous ai parlé de l’office de bienvenue ? Le bureau de recrutement des Forces armées des États-Unis a un local de rêve, idéalement situé au milieu d’un chaos où chacun est une armée à lui tout seul. Protégez vos frontières. Réveillez votre instinct de conservation. Allez tâter du joystick. Les experts s’accordent à dire que les jeux vidéo améliorent la coordination entre la main et l’œil. Les délinquants juvéniles grappillent des pièces pour les machines, cherchent au fond de leurs poches des mensonges à raconter aux flics et aux parents. Les gamins des banlieues résidentielles s’échangent des alibis. Puisque vous êtes là, les petits, profitez-en pour apprendre quelques trucs du monde des adultes. Apprenez qu’on n’a jamais assez d’alibis. (« Times Square »)"

La page Colson Whitehead sur Lieux-dits

2003


ANNIE LE BRUN
Ce qui n'a pas de prix

"À croire que sous la dénomination d’art contemporain se manifeste une politique de grands travaux, menée à l’échelle planétaire dans un but d’uniformisation, venant conforter et aggraver celle qui se produit à travers la marchandise. Car si, d’un pays à l’autre, quel que soit le continent, on retrouve les mêmes marques et les mêmes franchises, il est devenu habituel d’y voir les mêmes artistes exposer les mêmes installations. Force est de constater qu’on se trouve là devant l’art officiel de la mondialisation, commandé, financé et propagé par les forces réunies du marché, des médias et des grandes institutions publiques et privées, sans parler des historiens d’art et philosophes appointés qui s’en font les garants. Cette « entreprise culture » a toutes les apparences d’une multinationale, où se forge, se développe et s’expérimente « la langue de la domination », dans le but de court-circuiter « toute velléité critique . "

"À savoir que c’est en investissant le domaine sensible, et en y investissant des sommes énormes, que cette violence de l’argent est en train de s’attaquer à ce qui, depuis toujours, a donné aux hommes leurs plus folles raisons de vivre. "

" Il n’est que de voir la frénésie avec laquelle ce monde, désormais prétendument promoteur d’une « beauté libre » qui colorerait la vie « en se posant partout sans adhérer nulle part », s’applique à inculquer la laideur à ses rejetons à travers les jouets dont elle les gave. Il suffit de s’aventurer dans les dédales d’un de ces innombrables magasins voués à l’enfance, pour être saisi par la grossièreté des formes et des couleurs comme par la vulgarité des matériaux. "

La page Annie Le Brun sur Lieux-dits

2018


ANNIE LE BRUN
Alfred Jarry. Le surmâle
suivi de « Comme c’est petit un éléphant ! »

"Elles sont délicieuses, ces femmes dont rêve Jarry, insoumises de candeur définitive, au point de rendre méprisables toutes celles qui, au contraire, par bêtise, intérêt, ou pire, médiocrité, se lovent dans des comportements attendus, répètent les gestes appris et font obstacle de leur féminité abêtie aux plus belles dérives. Elle commence dans cette révolte, la misogynie de Jarry, à la mesure de ce qu’il aurait pu attendre de l’amour comme façon d’accéder à l’absolu, au-delà de toute identité sexuelle quand l’égalité s’invente, pour l’un et l’autre sexe, dans la possibilité amoureuse d’échapper aux rôles, quels qu’ils soient.
        Et cette misogynie a le même fondement poétique que celle de Sade ou Lautréamont, si les rôles sexuels, pour peu qu’on les reconnaisse, empêchent de jamais donner corps à ce désir insensé d’égalité, ouvrant pour les amants à une liberté de dérive au-delà d’eux-mêmes qui ne va plus cesser d’emporter Ellen et Marcueil après leur première étreinte. Plus rien de fixe, comme dans la poésie, ne détermine alors le paysage amoureux, pas plus le masculin que le féminin, dès lors que l’un peut devenir l’autre et dès lors que l’un et l’autre peuvent devenir autres."


NAJWAN DARWISH
Tu n'es pas un poète à Grenade

Traduction de l'arabe et présentation de Abdellatif Laâbi

"L'être ou ne pas être de Najwan Darwish

Je n'ai pas de pays pour pouvoir y retourner
Je n'ai pas de pays pour en être exilé

Quelques mots suffisent à Najwan Darwish pour inscrire avec sa plume rageuse le drame actuel de l'être palestinien au sein de la condition humaine. Et il ajoute :

Je suis un fantôme et je sais de quoi je parle

Nous sommes loin, ici, de la poésie humaniste et combattante des années soixante, soixante-dix, où les aînés de ce poète avaient investi avec panache le champ de la mémoire, de l'identité de leur peuple, et commencé à rédiger le récit national de celui-ci. Depuis ce temps-là, beaucoup de sang a coulé sous les ponts, beaucoup d'espoirs se sont avérés cruelles illusions. Les extrêmes ont pris le dessus et dessiné, à cette terre meurtrie de Palestine, une impasse en guise d'horizon. C'est ce qu'exprime Darwish, de manière fulgurante, dans un passage de son poème « Reserved » :

J'ai essayé une fois de m'asseoir
sur un des sièges vides de l'espoir

Mais le mot
Reserved
y était tapi comme une hyène "

Abdellatif Laâbi


Phobie

"Ils vont m'expulser de la ville
avant la tombée de la nuit
Je n'ai pas payé la facture de l'air, disent-ils
ni celle de l'électricité
Ils vont m'expulser de la ville
car j'ai failli de même avec le soleil
et les nuages
Ils vont m'expulser de la ville
avant le lever du soleil
car je n'ai pas arrêté de dénigrer la nuit
,et n'ai pas encensé les étoiles
Ils m'expulseront de la ville
avant que je ne me détache de l'utérus
car pendant sept mois
je n'ai pas cessé de guetter l'existence
et d'écrire des poèmes
Ils vont m'expulser de l'existence
car j'ai un faible pour le néant
et ils vont m'expulser du néant
car j'ai un rapport ambigu avec l'existence
Ils vont m'expulser
de l'existence et du néant
car je suis le rejeton de l'évolution

Ils vont m'expulser "


GILLES CLEMENT
Notre-Dame-des-Plantes

"...à la question posée par une personne du public sur ce qu’il pensait du chantier de reconstruction de Notre-Dame, Gilles Clément répondit : « Puisque la lumière est enfin entrée dans ce lieu, il n’y a qu’à en faire un jardin ! »"

"Sur la place du Parvis s’élevait le bucher des huguenots ; le bourdon de Notre-Dame (ne pas confondre avec le bel hyménoptère velu nommé Bombus, il s’agit d’une grosse cloche et non d’un insecte pollinisateur), conviait les catholiques fervents à se repaitre des souffrances de ceux qui pensent autrement. On ne sait si les huguenots partaient directement au paradis du seul fait d’être soumis au génocide en un lieu qui se dit « parvis » ou si le massacre en place publique justifiait de porter le site à la plus grande hauteur des cieux. Comme vous le savez, les guerres de Religion ne datent pas d’hier. Elles ont laissé des traces.
Le premier travail du jardinier de Notre-Dame consiste donc à effacer le parvis afin d’en faire un jardin d’approche et non un bucher. "

La page Gilles Clément sur Lieux-dits




COLIN NIEL
Darwyne

"Darwyne pousse les débris accumulés au fil des pluies, fouille le sol, les mains dans l’humus. Et il en extirpe quelques-uns de ses trésors. Toutes ces choses qu’il a enfouies ici, jamais rapportées au petit carbet, parce qu’il y en a beaucoup trop, ou qu’elles sont trop encombrantes. Assis sur un bout de racine, les fesses noires de boue, il dispose chaque objet face à lui. Quelques pierres façonnées par les rivières, des bois flottés aux formes extravagantes. Et aussi des os, lavés par les averses et par les charognards, cassés, polis, taillés. Il les observe l’un après l’autre, les caresse de ses petits doigts crottés. Il retire son cartable, le pose dans les feuilles mortes, y glisse plusieurs d’entre eux parmi les fournitures scolaires, referme le sac en forçant sur l’attache. Et il s’adosse au contrefort, se laisse glisser sur la terre brune."


MARIELLE MACÉ
Respire

" Car les pollutions s’accumulent avant tout dans le corps des plus pauvres : environnements insalubres, proximité des sources de pollution, nature des métiers exercés, habitat précaire, défaut d’accès aux soins… L’histoire des pollutions est en effet aussi, et peut-être d’abord, une question d’inégalités et d’exploitation : l’inégale répartition de l’air, l’inégale exposition, selon les classes sociales et les chances de vie, à l’irrespirable et aux milieux toxiques. (Naomi Klein décrit d’ailleurs aujourd’hui le dérèglement climatique comme une traduction atmosphérique de la lutte des classes.)

" Il faut un paysage complet pour respirer en fait, un paysage de choses, de gens, d’existences, de paroles, de relations, un paysage qui vous plaise au moins un peu, et auquel votre corps puisse quelque chose. Un paysage qui vous accueille et vous fasse une sorte de promesse, qui ait quelque chose d’une ouverture, d’un soulèvement, d’une largesse, peut-être d’un redépart, d’une réponse même : un paysage « de chaleur juste et de lumière amicale », un « territoire mental d’espérance », comme le dit Gilles Clément, du jardin.
C’est l’idée même « du verbe vivre : en quête du bon paysage, du lieu tranquille. Ce qu’il faut, c’est pouvoir prononcer “c’est ici” de temps en temps ; de temps en temps coïncider suffisamment avec la proposition que nous font "les choses quand elles courent se blottir contre nous " (Stéphane Bouquet). C’est ici, ici et par hasard mais ici même, avec ces deux arbres, ce banc, cette marche, ce ciel…"

La page Marielle Macé sur Lieux-dits


DORIS BUU-SAO
Le capitalisme au village
Pétrole, etat et luttes environnementales en Amazonie

" L’Amazonie est emblématique de cette expansion sans fin de la frontière extractive incarnée, aujourd’hui, par des firmes pétrolières, minières ou agro-industrielles. "

"L’industrie extractive nourrit de profondes transformations sociales bien au-delà des installations industrielles, de la sédentarisation des familles du Pastaza aux interactions quotidiennes engagées dans le cadre des programmes de responsabilité sociale des entreprises pétrolières."

"Pastaza est un des premiers sites d’extraction du caoutchouc péruvien : dès 1862, les caucheros extraient du latex au nord du fleuve Marañón, notamment sur les rives du Pastaza. La période d’extraction intense ne dure que vingt ans : les techniques d’extraction particulièrement agressives épuisent rapidement les arbres à latex.
L’économie du caoutchouc n’en a pas moins laissé des traces durables sur la population du Pastaza. Les modes de recrutement de la main-d’œuvre locale combinent la persuasion, par le biais d’intermédiaires et la vente de biens manufacturés surévalués, et une coercition violente, allant des châtiments corporels à l’exécution exemplaire pour punir les tentatives de fuites. Réduit·es à l’état de quasi-esclavage par des dettes gonflées de manière artificielle, hommes, femmes et enfants sont intégré·es à la production en tant que travailleurs, domestiques ou prostituées. Ces modalités de captation de la main-d’œuvre ont pour effet de dépeupler les rares noyaux de sédentarisation. "

 


"Sa célébration, [ un collège] lors de l’inauguration, est l’occasion de sceller publiquement l’alliance entre les « parties prenantes » de l’extraction pétrolière, mais aussi de mettre en avant une définition dépolitisée du « développement durable » : « Le passage de formes de gouvernance centralisées et hiérarchisées vers des partenariats volontaires, flexibles […] représente une nouvelle forme de gouvernement à distance, selon une rationalité ancrée dans l’opération de marché. » Après s’être serré la main, les autorités villageoises et les membres de la commission d’inauguration se dirigent vers le collège, au bord du terrain de football d’Andoas. Les murs en béton du bâtiment, en rouge et ocre, tranchent avec les petites maisons qui encerclent le terrain, faites de planches de bois, de tôle ondulée et de matériaux de récupération. Dans la cour du collège, des toiles ont été tendues pour abriter le public du soleil brûlant. Les habitant·es reçoivent un t-shirt et une casquette estampillés du logo de Pluspetrol qui donnent l’impression d’un public uniforme, aux couleurs de l’entreprise. Face à celui-ci, sur une estrade, les membres de la commission prennent place. À l’invitation de l’apu d’Andoas, les discours se succèdent : le gérant de Pluspetrol, le vice-ministre de la Culture et le président du gouvernement régional soulignent de concert les vertus de cet ouvrage, fruit de la bonne volonté des habitant·es – qui ont participé à la construction en collectant du sable dans le lit du fleuve Pastaza – du gouvernement régional et, bien sûr, de Pluspetrol. « Ce collège est la preuve qu’avec des alliés stratégiques, on peut réussir à développer le pays », affirme le PDG de Pluspetrol lors de son discours. "

"L’implantation d’une enclave pétrolière aux confins du territoire national apparaît donc comme un moyen détourné de gouverner l’Amazonie : l’extraction de ses ressources contribue à en fixer la population et à la socialiser à l’économie de marché. La compagnie Pluspetrol joue dans ce contexte un rôle central. "

"Censée transformer les habitant·es en « partenaires » de l’activité pétrolière converti·es à l’économie de marché, l’entreprise communale se présente comme un outil de prévention des conflits mais aussi de diffusion d’une rationalité néolibérale. "


KRISTIN ROSS
La forme-Commune

"Quiconque a parcouru ces dernières années ces vastes étendues de la campagne française livrées à la monoculture sait combien le vieux paysage médiéval du bocage est devenu inhabituel. Il aura été témoin, sans le savoir peut-être, des forces qui ont détruit le bocage : une sorte de processus de réification rurale et de « redécoupage » agressif familière aux urbanistes qu’on appelle « remembrement » à la campagne. Déployé dans toute son intensité tout au long des années 1980 et 1990, le remembrement a lieu lorsqu’un territoire qui permettait jusque-là la subsistance est réorienté vers la maximisation des profits. Avec l’arrivée des grandes machines agricoles, les haies et les autres obstacles naturels ont été rasés pour créer de vastes parcelles individuelles destinées à la monoculture, en particulier en Bretagne. Arracher les haies et noyer les champs sous les produits chimiques permet d’obtenir des rendements plus élevés et des aliments moins chers mais tout cela se paye au prix fort : celui de l’épuisement des terres. Dès le XIXe siècle, Marx avait parfaitement conscience que ce qui passait pour le « progrès » à la campagne était aussi la cause de la dégradation des sols :

"Tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol ; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité.""


JEAN BAUDRILLARD
Carnaval et cannibale

" On peut concevoir ainsi la modernité comme l'aventure initiale de l'Occident européen, puis comme une immense farce qui se répète à l'échelle de la planète, sous toutes les latitudes où s'exportent les valeurs occidentales, religieuses, techniques, économiques et politiques. Cette "carnavalisation" passe par les stades eux-mêmes historiques, de l'évangélisation, de la colonisation, de la décolonisation et de la mondialisation. Ce qu'on voit moins, c'est que l'hégémonie, cette emprise d'un ordre mondial dont les modèles [...] semblent irrésistibles, s'accompagne d'une réversion extraordinaire par où cette puissance est lentement minée, dévorée, "cannibalisée" par ceux qu'elle carnavalise. "

"  l’humanité réussit aujourd’hui à faire de sa pire aliénation une jouissance esthétique et spectaculaire. "

"C’est ainsi qu’on passe au-delà du capital – lequel a joué jusqu’au bout son rôle historique de domination et d’aliénation –, mais ne pouvant aller plus loin, il lui fallait laisser la place à un système d’abstraction encore plus radicale – celle, numérique, électronique, virtuelle, qui parachève cette fuite hors de la matérialité dont nous parlions –, et au terme de laquelle le monde comme l’humain ont définitivement disparu."

"J’aimerais citer un autre texte en regard, radicalement différent d’inspiration, qui est aussi une sorte de parabole. Un tableau véhément de cet univers hégémonique, fait d’indifférence et d’accélération, un monde au-delà de toute qualité et de tout jugement de valeur.
Don DeLillo. Cosmopolis : "  Ces révoltés, ces manifestants, ce ne sont pas les fossoyeurs du capitalisme, c’est le libre marché lui-même. Ces gens sont un phantasme créé par le marché. Ils n’existent pas en dehors du marché. Il n’y a nulle part où ils puissent aller pour être en dehors – il n’y a pas de dehors. » « La culture de marché est totale, elle produit ces hommes et ces femmes. Ils sont nécessaires au système qu’ils méprisent. Ils lui procurent énergie et définition. Ils s’échangent sur les marchés mondiaux. C’est pour cela qu’ils existent, pour vivifier et perpétuer le système."

La page Jean Baudrillard sur Lieux-dits
La page Don DeLillo sur Lieux-dits

2008


1990

JEAN BAUDRILLARD
Cool memories
II

"C'est déjà une aventure que de déplacer la poussière, il y a un risque encore plus grand à déranger les araignées, mais déplacer les livres, qui ne retrouveront plus jamais le même désordre, porte franchement malheur. C'est aussi aberrant que de réorganiser un cerveau en classant les neurones par ordre alphabétique."

"Aujourd'hui les infections fleurissent en dehors des conditions objectives - hiver, pollution, misère. Tout le monde se contamine réciproquement en toute saison. C'est un fait social total : le consensus tellement recherché sur le plan des valeurs et de la morale est obtenu sans effort par la grâce des virus. Au lieu de la convivialité, la conviralité. Il se pourrait d'ailléurs que le consensus lui-même soit notre virus moderne et dévastateur, contre lequel nous produisons de moins en moins d'anticorps. Nous sommes guettés par la leucémie politique : de plus en plus de globules blancs, de négociations blanches, septicémiques, d'interfaces transparentes, chlorotiques, de surfaces sociales dévitalisées, qui ont la blancheur des muqueuses cavernicoles."


"Ainsi la philosophie : si elle existe, elle est partout ailleurs que dans les ouvrages philosophiques. Et la seule chose passionnante est cette anamorphose, cette dispersion des formes philosophiques dans tout ce qui n'est pas la philosophie.
Le monde entier est devenu philosophique, puisqu'il a désavoué la réalité et l'évidence. Inutile de lui poser la question de sa fin : il est au-delà de ses fins. Ni la question de la cause : il ne connaît que les effets. Ainsi la critique philosophique est terminée en substance. Le cynisme, le sophisme, l'ironie, la distance, l'indifférence, toutes les passions philosophiques sont passées dans les choses. Toute la philosophie et la poésie nous reviennent de là où on ne les attendait plus."


FRANÇOIS JULLIEN
La transparence du matin

"Un événement peut-il arriver, peut-il survenir enfin « quelque chose » dans nos vies qui nous porterait soudain plus loin, comme d’un coup de vent, en bourrasque, sur la haute mer de la vie ? Qui « nous ferait « prendre le large », rendrait notre vie aventureuse… Au lieu que nous restions là sans plus oser, sans plus tenter, si près du bord : qu’est-ce qui nous tient donc ainsi, secrètement, dans des lisières qu’on ne voit pas, donc dont on ne peut se libérer ? "

"Or vivre est ce qui ne cesse d’ouvrir des possibles en même temps que de les laisser se replier et se rétracter, de donner à émerger, mais aussi de laisser retomber dans l’ornière et dans l’ordinaire, de porter à l’essor, mais aussi de laisser basculer dans l’étalement et le rabattement – ce qui nous en rend d’emblée nostalgiques. "

"Le « courage » est alors de s’en tenir à ce simple : vivre, dans sa stricte factualité, dans son possible toujours déjà en voie de se refermer, par conséquent sans le laisser rabattre ni non plus le dépasser. De dire le simple de vivre sans l’inscrire déjà dans de la morale ou de la psychologie, dans du développement et du raisonnement. De dire ce vivre comme tel, si insignifiant qu’il apparaisse, simplement pour le dé-marquer et le re-marquer, le faire saillir et le détacher, par conséquent en se gardant de l’intégrer dans une logique qui le commanderait. "

" Le filet est chaque fois jeté dans le foisonnement du vécu pour en ramener le vivant, tel qu’il vient, sans plus forcer ni insister. "

La page François Jullien sur Lieux-dits


DAVID VANN
La contrée obscure

Traduction de l'américain de Laura Derajinski

 

"— Feu ! relaie le canonnier, et le canon de proue explose.
Des flammes et de la fumée, le sifflement d’un boulet de fonte à travers la nuit, l’orbe éphémère qui transforme les constellations, et il transperce toutes les voiles de la poupe à la proue, un bruit de déchirure audible même à cette distance. Des cris, portés par le vent au-dessus des flots."

"De Soto comprend qu’Ortiz est passé de l’autre côté et qu’il ne reviendra jamais en arrière, et il éprouve une étrange jalousie. Les expéditions ne se cantonnent peut-être pas à l’or, aux terres ou aux esclaves, elles permettent de quitter sa vie d’avant. De Soto n’aime généralement pas envisager cette possibilité et il est content que personne n’ait le droit de parler. Rien que ses pieds sur le chemin, rapides, et le bruit de sa propre respiration. Il se demande s’il pourrait voyager assez loin pour trouver sa place et ne faire plus qu’un avec cette forêt."

"Et la vie idyllique continue dans le village, avec des sauces de cerf aux châtaignes, des bouillies de maïs parfumées aux baies, des petits cœurs d’écureuils disposés sur le bord de l’assiette de de Soto comme autant de témoignages d’amour. "

La page David Vann sur Lieux-dits


KEIGO HIGASHINO
Le cygne et la chauve-souris
Traduction du japonais de Sophie Refle

"Il s’arrêta pour contempler le pont de Kiyosu sur la Sumida, maintenant tout proche. Sa belle structure métallique aux élégantes courbes était peinte en bleu. Le soleil couchant colorait de rouge les fenêtres des immeubles de l’autre rive. Il repartit après avoir pris une profonde inspiration. Il avait décidé de venir ici, ce n’était pas le moment de faire demi-tour. "


L'âge de la Régression
Un grand débat international sur la situation contemporaine (2016) , porté par 15 intellectuels du monde entier : Arjun Appadurai, Zygmunt Bauman, Nancy Fraser, Bruno Latour, Eva Illouz, Ivan Krastev, Paul Mason, Pankaj Mishra, Robert Misik, Oliver Nachtwey, Donatella della Porta, César Rendueles, Wolfgang Streeck, Slavoj Žižek.

Traduction de l'allemand et de l'anglais de Frédéric Joly,
Traduction de l'espagnol de Jean-marie Saint-lu

Préface de Heinrich Geiselberger: "Les régions du monde où toute structure étatique est désormais balayée ne cessent de se multiplier, et il existe un rapport immédiat entre ce fait et des phénomènes comme le terrorisme et la migration. "

"À l’évidence, on ne peut plus offrir grand-chose, en un temps d’austérité, aux citoyennes et citoyens – qu’ils soient salariés, étudiants ou usagers de l’infrastructure publique. Le centre de gravité de l’agir politique se déplace donc en direction de ces autres dimensions que sont l’appartenance nationale, les promesses de sécurité et de restauration de la grandeur d'antan.
On pourrait poursuivre presque à l’envi la liste des symptômes actuels de régression : désir nostalgique d’une dé-globalisation anarchique et unilatérale ; consolidation des mouvements identitaires, par exemple en France, en Italie et en Autriche ; propagation du racisme et de l’islamophobie ; forte augmentation des « crimes de haine » ; et, bien évidemment, montée en puissance de démagogues autoritaires du type Rodrigo Duterte, Recep Tayyip Erdoğan ou encore Narendra Modi… "

Arjun Appadurai :" Les États modernes ne peuvent prétendre protéger et développer leurs économies nationales. En conséquence, nombreux sont les États et les mouvances populistes qui entendent ressusciter leur souveraineté nationale en se tournant vers leurs cultures majoritaires respectives, vers un ethno-nationalisme, en étouffant toute dissidence intellectuelle et culturelle intérieure. Une telle tendance ne saurait surprendre. Pour le dire autrement, la perte de souveraineté économique engendre partout une posture consistant à brandir l'idée de souveraineté culturelle. La culture devient ainsi le siège même de la souveraineté nationale, une telle évolution adoptant des formes très diverses."

Slavoj Zizek : " Ce que l’on devrait rejeter, en guise de première et nécessaire étape, c’est l’idée que des luttes locales d’émancipation (ethniques, sexuelles, religieuses, juridiques, etc.) puissent être menées indépendamment les unes des autres. Ces luttes très diverses, il s’agit de les réunir progressivement et de les articuler au moyen d’une « chaîne d’équivalences » (pour reprendre une expression d’Ernesto Laclau), toujours fragile. L’universalité n’est pas quelque chose qui est censé apparaître au fil d’un long et fort patient processus : elle est toujours déjà là en tant que point de départ de tout authentique processus émancipatoire, en tant que sa motivation même."


DOMINIQUE QUÉLEN
La gestion des espaces communs

"Tous les trois pas (ou pour mieux dire, chaque trois pas, car ils forment une unité), nous nous arrêtons pour respirer, assouplir les tissus conjonctifs, étudier, nous ouvrir, bâtir avec des outils, des objets, des matériaux, une cabane pour les ranger. À la fin, nous aurons fait plusieurs fois le tour, pensé, senti, agi, vécu. Nous aurons été tout ce temps-là en chantier."

La page Dominique Quélen sur Lieux-dits

2019, Lanskine


DOMINIQUE QUÉLEN
Eléments de langage

" la terre, le chemin terreux entre les prés. Comme une reprise dans un drap. L’aube grise, nuit débouchant dans une nuit plus claire. Le sentiment de durées emboîtées, le peu de jour, de douleur, rendent l’instant bien simple. La main seule avancée, fruit peu charnu, pour écarter les derniers obstacles. Puis l’odeur sans nom de la rivière. "

"Entre le vers sec et les eaux grasses de la prose, la loque, une autre fois, suinte son eau"

"ne jamais changer de chaussures au milieu d’une phrase : elle serait perdue, vieille prose dans un rythme neuf, et le mot juste espéré comme un être cher. La pensée, pour être fluide et ferme dans ses détours, s’accommode assez bien d’un pas régulier. Les hauteurs la ruinent, la ramènent à ce qu’elle est : un semblant de victoire sur soi "

"Quand l’eau rétrécie s’est refermée sur elle-même, retenant toute l’eau antérieure, et que l’air autour se reforme "

"le moindre sentier sent sa petite odeur de bois gris, d’ombres couchées."

 

2016, publie.net


PHILIPPE ANNOCQUE
Nouvelles notes sur les noms de la nature

"Je me suis renseigné, mais non :
la nonnette voilée ne pousse pas sur les mêmes terrains
que le phallus impudique.

L’impudeur n’étant pas suffisamment
attirante,
on l’appelle aussi parfois satyre puant. "

 

"Le pika d’Ili n’est pas une espèce londonienne." 


 

 

JOËLLE ZASK
Quand la forêt brûle

Penser la nouvelle catastrophe écologique

"Le complexe industriel du feu  vaut aujourd’hui des milliards de dollars et se développe plus sous l’effet d’intérêts économiques qu’en raison de considérations écologiques ou de sécurité."

"Exploitation industrielle de la forêt, plantations abusives, monocultures d’arbres à la fois très inflammables et grands consommateurs d’eau : dans ce tableau, les feux de forêts et la suppression de la biodiversité vont de pair. "

"Selon un rapport établi en 2010, les dangers spécifiquement météorologiques des feux de forêts croissent si rapidement qu’il est devenu malhonnête de mettre en doute la relation entre mégafeux et réchauffement. Le critère utilisé est l’« indice forêt météo » (IFM), qui est calculé à partir de probabilités tenant compte de données telles que la température, l’humidité de l’air, la vitesse du vent et les précipitations. Or, d’après les simulations auxquelles ont procédé les auteurs, « la valeur moyenne de l’IFM a augmenté de 18 % entre la période 1961-1980 et la période 1989-2008. A l’horizon 2040, l’IFM moyen devrait progresser de 30 % par rapport à la période 1961-2000. Certaines simulations montrent que cette augmentation pourrait atteindre jusqu’à 75 % d’ici à 2060. "

"Au fur et à mesure que les sociétés, faute de transmission et de savoir-faire, de liberté et d’autogouvernement, d’ancrage local ou de volonté, cessent d’être les partenaires actifs de la « nature », les feux gagnent en intensité. Faute de troupeaux qui broutent la végétation basse, faute de champs cultivés, de vergers, de parcelles défrichées, de débroussaillage, de brûlis, l’entretien, devenu nécessaire en raison de transformations successives et d’interactions millénaires, n’est plus assuré."


HERNAN DIAZ
Trust

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Nicolas Richard

"New York enflait de l’optimisme tapageur de ceux qui croient avoir pris de vitesse le futur. "


JEDIDIAH AYRES
Les affreux

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Antoine Chainas


"Il enseignerait l’usage des armes à son fils, lui apprendrait comment effrayer les caissiers. Ils se fendraient la poire. Il prendrait une nouvelle chienne, laisserait Wendell la baptiser. Une fois guéri, il emmènerait sa progéniture au bordel de Stillwater, dont il gardait un bon souvenir. À un moment ou à un autre, il appellerait Beth afin qu’elle ne s’inquiète pas. Ne t’en fais pas, Beth, le gamin est avec moi. On s’éclate : il prend exemple sur son père et se débrouille comme un chef."


SVANTE PÄÄBO
Néandertal
A la recherche des génomes perdus

Traduction de l'anglais de Françoise, Lise et Paul Chemla
Préface de Jean-Claude Ameisen

"Après treize années d’efforts, en 2010, Pääbo et ses collaborateurs ont enfin réussi un exploit auparavant considéré comme impossible : ils publient dans Science la première séquence complète de l’ADN de néandertalien. Il s’agit d’une séquence composite, reconstituée à partir de molécules d’ADN isolées des os de trois néandertaliens qui vivaient il y a environ 40 000 ans. Et l’étude révèle que d’1 à 3 % de l’ADN de Neandertal est présent dans l’ADN d’une grande partie de l’humanité d’aujourd’hui.
-Cela contredisait ce que moi-même j’avais cru être vrai, écrira Pääbo. Les hommes et les femmes de Neandertal ne s’étaient pas totalement éteints. Leur ADN persistait aujourd’hui dans l’humanité. "

John Hawks : "  Ces scientifiques ont fait un immense cadeau à l’humanité », a-t-il écrit sur son blog. « Le génome de Néandertal nous donne une image de nous-mêmes vue de l’extérieur. Nous pouvons voir, et à présent étudier, les changements génétiques fondamentaux qui ont fait de nous des humains – ce qui a rendu possible notre émergence en tant qu’espèce mondiale. […] C’est l’anthropologie telle qu’elle doit être. "

 


Arbre des humains et des grands singes.
Il indique, approximativement, à quel moment ils ont pu partager des ancêtres communs (bien que ces dates soient très incertaines)


 À leur sortie d’Afrique, les premiers humains modernes se sont métissés avec les Néandertaliens puis sont partis peupler le reste du monde non africain. Ils ont ainsi introduit de l’ADN néandertalien dans des régions où l’homme de Néandertal n’avait jamais vécu. Telle est la thèse qu’illustre cette figure. Même en Chine, par exemple, environ 2 % de l’ADN de la population vient des Néandertaliens.


Pouvoir des armées, armées au pouvoir
Sous la direction d'Agnes Levallois et Elyamine Settoul

Thibault Delamare, Agnès Levallois, Galip Emre Yıldırım, Audrey Pluta, Massensen Cherbi, Nayla Moussa et Joseph Sawaya, Solène Poyraz, Sara Tonsy, Entretien avec Jean-Loup Samaan, Hicham Mourad, René Backmann, Sümbül Kaya, Didier Le Saout .

René Backmann ( Journaliste à Mediapart ) L’armée israélienne en danger de « théocratisation » ?
Résumé: L’armée israélienne, officiellement nommée Forces de défense d’Israël, est à la fois le bouclier de l’État juif contre un environnement régional hostile et aussi le creuset de la nation et l’épine dorsale de la société. Forte de près de 160 000 hommes et 425 000 réservistes, mais aussi 2 600 chars d’assaut, 400 avions de combat, 200 hélicoptères et la possession, jamais officiellement admise, de l’arme nucléaire, c’est aujourd’hui la plus puissante armée de la région et, sur le plan technologique, l’une des plus avancées de la planète. Elle bénéficie également, depuis des décennies de l’aide des États-Unis en matière de recherche et développement. Dans les domaines du renseignement en temps réel, des télécommunications cryptées, des lasers et de la cyberguerre, elle a très peu d’équivalent. Grâce à la réputation de ses forces spéciales, elle est aussi devenue exportatrice de savoir-faire, en particulier dans le Tiers-monde.
Fondée sur le principe de la conscription des jeunes des deux sexes, elle joue un rôle considérable dans la société notamment sur la scène économique et politique. Quatre des quinze premiers ministres qui se sont succédé depuis la fondation de l’État, sont d’anciens généraux. Mais cet ancrage au sein de la société a conduit l’armée à partager les travers et les dérives de cette dernière. Notamment son glissement à droite, et une violence croissante et impunie à l’encontre des Palestiniens en raison de l’influence croissante en son sein des colons ultranationalistes et des extrémistes religieux.

"L’armée israélienne est indiscutablement l’armée la plus puissante du Proche-Orient et l’une des plus avancées, si ce n’est la plus avancée, sur le plan technologique, de la planète. Cette réalité stratégique, associée au statut historique de l’État d’Israël – refuge des survivants du génocide nazi – que certains dirigeants israéliens exploitent parfois avec un cynisme assumé, explique que cet État poursuive impunément l’occupation militaire et la colonisation des territoires palestiniens conquis en 1967, au mépris du droit international et en violation d’une multitude de résolutions des Nations Unies. "

"Face à la théocratie iranienne, l’armée israélienne est de plus en plus soumise, elle aussi, à la prégnance du religieux, en particulier sous l’influence croissante des colons, qui relèvent des courants ultra-nationalistes et religieux."

" Le poids des religieux dans l’armée n’a, en fait, cessé de croître, sous des formes diverses depuis cette époque. On dénombre aujourd’hui près de 90 hesder yeshiva (écoles où les études talmudiques se poursuivent parallèlement à la formation militaire). La plus importante se trouve « à Sderot, à moins de 5 km de la barrière qui ceinture la bande de Gaza : elle compterait plus de 800 élèves. "

"D’arrangements en arrangements, de petits reculs en grandes concessions, grâce à la complicité ou la négligence des responsables politiques, les religieux ont étendu leur influence au sein de l’armée, dans l’indifférence totale de la majeure partie de la population non-religieuse. Tout comme ils ont fini par « oublier » l’existence des Palestiniens, relégués au-delà du mur de séparation, les Israéliens dans leur majorité se sont désintéressés, comme leur représentation parlementaire, de l’évolution de leur armée. Au moment où elle était littéralement colonisée par les religieux. "

 


JON FOSSE
L'autre nom
Traduction du néo-norvégien de Jean-Baptiste Coursaud

"... et il en a été toujours été ainsi, il y a toujours eu ces espèces d’éclairs qui se fixent et que je n’arrive jamais à me sortir de la tête, jamais, ils se fixent dans ma tête comme les images se fixent en moi, ils y restent et je ne peux plus me déprendre d’eux, et donc je suis obligé de les peindre, de les peindre pour les dé-peindre, oui, voilà comment ça se passe, voilà comment je suis, je pense, mais cette lumière, dans cet éclair, fait aussi partie de l’homme Åsleik, je pense, mais pourquoi il n’entre pas ? pourquoi il reste planté sur le seuil de la porte ? ou est-ce que le temps se serait arrêté pour moi ? je pense Entre donc dans la cuisine, je dis ..."


CLAUDIO MORANDINI
Les Oscillants

Traduction de l'italien de Laura Brignon

"Ici, cette condition de crépuscule pérenne, qui rend tous les gens semblables à des fantômes rabougris, est une réalité, pas une allégorie littéraire – une réalité qui se prolonge six longs mois durant. En fin de compte, la vie à Crottarda est proche de celle de certaines localités d’Alaska, du Grand Nord canadien ou européen, qui la moitié de l’année durant devinent le soleil en dessous de l’horizon, fugitif, honteux, inutile."

"Vraiment, je les sens osciller, ces pauvres Crottardais, dans chacun de leurs gestes, chaque jour, et si je pouvais les observer pendant leur vie tout entière, je les verrais osciller de leur naissance à leur mort, entre leur existence officielle et leur côté secret, entre leur besoin de lumière, toujours trop ténue et précaire, et leur attirance pour l’obscurité qui les poursuit jusque dans leurs maisons, dans leur sommeil, entre l’explosion hilare et triviale de leurs farces et une irritabilité qui, souvent, met brutalement fin à leurs tours les plus élaborés et révèle une mélancolie tangible. Ils cultivent des antipathies, ou plutôt des haines ataviques, et à la fois ils ne cessent d’éprouver de la curiosité. Ils disent que c’est pour tenir l’ennemi à l’œil, mais moi j’y lis aussi de la jalousie, de l’envie, un étrange mélange d’attirance pour ce qu’ils ne sont pas et ne seront jamais et, peut-être, une nostalgie inconsciente pour un temps mythique où l’harmonie régnait. Ils oscillent, mes pauvres Crottardais, entre le besoin de se cacher et la nécessité de sortir à découvert, de respirer l’air de dehors ; entre l’exigence de s’exprimer et le mutisme, entre un festin des sens, de tous les sens, y compris ceux que nous autres ne savons plus exercer, et la fermeture de tous les orifices dans le silence, dans l’obscurité complète, dans l’absence de contact ; entre un au-dessus qui s’éloigne et devient inatteignable, ou qui écrase et oppresse, et un au-dessous dans lequel s’enfoncer, enfin, et continuer de nourrir du ressentiment et des inquiétudes ; entre humain et non-humain ; entre vivant et non-vivant. Les oscillants, ai-je envie de les appeler. Et je finis par me sentir un peu oscillante moi aussi. "


On ne dissout pas un soulèvement
Collectif: 40 voix pour Les Soulèvements de la Terre

Geneviève Azam, Jérôme Baschet, Aurélien Berlan, Blue Monk, Christophe Bonneuil, Isabelle Cambourakis, Confédération paysanne, Alain Damasio, Des cantinières et cantiniers de l’Ouest, Philippe Descola, Virginie Despentes, Alix F., Malcom Ferdinand, David Gé Bartoli, Sophie Gosselin, Florence Habets, Lea Hobson, Celia Izoard, François Jarrige, Léna Lazare, Julien Le Guet, Cy Lecerf Maulpoix, Martine Luterre, Marcelle et Marcel, Virginie Maris, Tanguy Martin, Gaïa Marx, Baptiste Morizot, Naturalistes des Terres, Kassim Niamanouch, Lotta Nouqui, Alessandro Pignocchi, Geneviève Pruvost, Kristin Ross, Scientifiques en rébellion, Isabelle Stengers, Françoise Vergès, Eduardo Viveiros de Castro, Terra Zassoulitch et des dizaines d'organisations internationales.

Philippe Descola : "Ce mouvement d’appropriation des terres, à l’origine de ce que Marx a analysé sous l’expression d’accumulation primitive du capital, s’est poursuivi en Europe de façon insidieuse et à grande échelle jusqu’au XIXe siècle, par exemple avec la spoliation des landes de Gascogne, une zone humide occupée et utilisée en commun par des éleveurs de moutons, expropriés par l’Empire de Napoléon le Petit dans ce qui fut en France l’un des plus grands hold-up de terres des siècles passés, non pas tant au prétexte officiel d’assainir des marécages insalubres, mais bien plutôt pour offrir de juteux profits aux grands bourgeois ayant les moyens d’acquérir les vastes domaines préemptés par l’État et de planter, pour le gemmage, la forêt de pins qui domine actuellement la région. "

 Kristin Ross : "C’est la forme même du mouvement qui m’intéresse et qui, pour moi, évoque une variation ancienne de celle de la commune, retravaillée et rendue disponible pour affronter les nouvelles conditions sociales, économiques et écologiques du présent. La forme-commune est une manière de faire vivre les communs, qui éclôt quand l’État se retire."

Alain Damasio :  " Le vivant n’est pas une mode, un thème, un ADN code, c’est un milieu. C’est un champ qui nous traverse, dans lequel nous sommes immergés, fondus ou électrisés. Si bien que s’il existe une éthique, en tant qu’être humain, ce serait juste d’être digne de ce don sublime d’être vivant."

Baptiste Morizot :  " La sécheresse est un trauma transpécifique : il circule à travers la barrière des espèces. On voit un arbre assoiffé, une prairie asséchée, et on le ressent dans notre chair. On parle en botanique de stress hydrique pour les plantes, en faisant circuler un concept qu’on croyait seulement animal, qu’on connaît bien de l’intérieur de nos corps, vers des formes de vie très éloignées. La sécheresse végétale stresse tout le milieu jusqu’à nous. Toute la vie l’a en partage. Rien ne noue mieux un humain à sa condition de vivant qu’une sécheresse."


Celia Izoard : "Quel est le bilan ? En capitalisation boursière, sur les six entreprises les plus riches du monde, cinq sont des géants du numérique (Apple, Microsoft, Alphabet, Amazon, Tesla). Leur pouvoir est supérieur à celui de la plupart des États et dicte leurs politiques : numériser l’administration, l’enseignement, la santé, les transports, l’agriculture, le tourisme. Déployer la 5G, la fibre, les objets connectés. Identifier chacun par smartphone et QR codes. Le secteur du numérique, parce qu’il met les politiques publiques à son service et utilise ses capacités inouïes de manipulation de l’espace public, enregistre une croissance de plus de 20 % par an et nous mène droit dans le mur. C’est aujourd’hui à la fois le centre de commandement et d’accumulation du capital et la locomotive de la catastrophe écologique. D’ici 2030, il pourrait être responsable de 8 % des émissions carbone, soit beaucoup plus que le trafic aérien.
Nous avons vécu une hallucination collective : il n’y a jamais eu d’économie immatérielle. Dans les années 1980, il y avait des travailleuses hispaniques empoisonnées par la production de composants électroniques dans les banlieues de la Silicon Valley. Il y a maintenant les usines géantes de smartphones où trime la jeunesse d’Asie, arrachée aux campagnes pour des bas salaires et une vie en dortoirs. Il y a les usines de puces électroniques comme celles de Crolles en Isère qui consommeront bientôt 336 litres d’eau potable par seconde. Il y a les data centers où sont stockées les données informatiques en croissance exponentielle, dont il faut refroidir en permanence les serveurs : en 2030, rien qu’en France, le stockage de données devrait engloutir à lui seul l’équivalent de la production électrique de trois à quatre réacteurs nucléaires2. Et comment produire 1,5 milliard de smartphones par an et un flot permanent d’ordinateurs, tablettes, scanners, câbles etc. sans les milliers de mines et d’usines métallurgiques qui fournissent les dizaines de métaux indispensables au numérique ? Le seul déploiement de la 5G devrait nécessiter entre 11 et 23 millions de tonnes de métaux à l’horizon 2030. Terres rares, cobalt, argent, étain, titane, tantale, palladium, tous ces métaux racontent des histoires sordides de prédation minière : migration forcée, déforestation, enfants fouraillant dans les scories, cours d’eau empoisonnés pour des siècles, coulées de boues toxiques et, de plus en plus, des guerres pour les matières premières.
La transition écologique et numérique est une contradiction dans les termes : monumentale escroquerie intellectuelle du XXIe siècle. "


W.R. BURNETT
L'escadron noir. Une Iliade au Kansas

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Fabienne Duvigneau

" La troupe s’était arrêtée pour la nuit au sommet d’une énorme hauteur, qui n’était ni une montagne, ni une colline, ni une falaise. C’était simplement un point culminant, une ample vague dans l’immensité aride de la Prairie. Les chariots avaient été rassemblés, les bêtes attachées, et de la fumée montait des feux allumés pour préparer le dîner. "

Bertrand Tavernier : “Burnett a transposé dans l’Ouest américain l’écriture dense, ramassée, compacte, avare d’explications, de descriptions de ses romans criminels. Pour lui, il n’y a aucune différence entre Chicago et Alkali (transposition fictionnelle de Tombstone), et les rivalités, voire les haines, qui opposent les différentes ethnies ou nationalités – dans un cas les Italiens, les Irlandais, les Juifs, dans l’autre les Mexicains, les Indiens, les Américains de toute provenance – sont très proches : la violence, la brutalité sont identiques.”


ARTHUR NERSESIAN
Fuck up

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Charles Bonnot

 "Peut-être que le prix à payer pour une vie confortable, c’est qu’elle vous file plus vite entre les doigts. Mais quiconque a vécu sur le fil du rasoir, même pendant un court moment, accepterait sans hésiter ce marché. Ado, je m’étais imaginé une vie agréable une fois adulte. À cause d’une avarie mécanique, ma prédiction s’est révélée inexacte. La situation s’est renversée. J’ai atterri dans une ville que j’avais toujours fuie, à vivre avec une femme pour laquelle j’avais autrefois nourri une franche antipathie. Nous avons fêté nos sept ans il y a peu, avec un dîner correct et un film pas trop nul."


DAVID MITCHELL
Cartographie des nuages

Traduction de l'anglais de Manuel Berri

 "Le jardinier a fait un feu de joie des feuilles mortes, j’en reviens tout juste. La chaleur sur le visage et les mains, la fumée triste, le feu qui craque et qui siffle. Ça m’a rappelé la cabane du torréfacteur à Gresham. Bref, j’ai tiré une superbe musique du feu : percussions pour les craquements, basson alto pour le bois, et flûte infatigable pour les flammes. Ai tout juste terminé de retranscrire la mélodie. Atmosphère dans le château humide comme une lessive qui refuse de sécher. Les courants d’air claquent les portes du couloir. L’automne abandonne sa douceur et entame sa période hirsute et pourrissante. Ne me souviens pas d’avoir entendu l’été dire au revoir. "


DAVID GRANN
Les Naufragés du Wager

Traduction de l’anglais (États-Unis) de Johan-Frédérik Hel-Guedj

" Secoué par le vent, Byron dépassa la vergue du grand-hunier, à laquelle était attachée la deuxième grande voile, puis il dépassa la traversière, ces étais de bois où une vigie pouvait s’asseoir et profiter de la vue dégagée. Il continua, et plus il montait, plus il sentait le mât et son corps basculer d’un bord à l’autre, comme s’il était agrippé à l’extrémité d’un pendule géant. Les haubans auxquels il se retenait étaient violemment secoués. Ces cordages étaient gainés de goudron et le maître d’équipage avait la responsabilité de s’assurer qu’ils restent en bon état. Byron était confronté à la dure vérité de ce monde de bois : la vie de tous dépendait de la prestation de chaque membre de l’équipage. Ils étaient comme les cellules d’un corps humain ; une seule cellule maligne les conduirait tous à leur perte. "

 Aux premières lueurs du jour, Anson fit tonner les canons du Centurion et les sept navires appareillèrent à l’aube. Le Trial et le Pearl ouvrirent la voie, leurs vigies perchées sur les barres de flèche afin de guetter “les îlots de glace” et “signaler le danger à temps”, selon les propos d’un officier. L’Anna et le Wager, les bâtiments les plus lents et les moins robustes, fermaient la marche. À 10 heures, l’escadre approchait du détroit de Le Maire, un passage large d’environ vingt-cinq kilomètres entre la Tierra del Fuego et l’Isla de los Estados, ou l’île des États – la porte du cap Horn. Lorsque les vaisseaux entrèrent dans le détroit, ils se rapprochèrent des côtes de l’île des États. Ce spectacle troubla les hommes. “Bien que la Tierra del Fuego ait un aspect extrêmement nu et désolé, notait le révérend Walter, cette île la surpasse de loin, dans toute son apparence de sauvagerie et d’horreur.” Ce n’était que rochers fendus par la foudre et les tremblements de terre, empilés les uns sur les autres en équilibre précaire, leurs sommets de solitude glacée culminant à plus de neuf cents mètres d’altitude."


 " Le Wager avant son naufrage – peinture de Charles Brooking, 1744 "


 

VICTOR DEL ARBOL
Le Fils du père

Traduction de l'espagnol de Claude Bleton et Émilie Fernandez

"Barcelone s’étalait sur des rues vides, des bus vides, des terrasses de bars vides, des trottoirs vides, des stations de taxis vides. Persiennes baissées, feux de circulation fantasmagoriques, et une arroseuse municipale qui inondait le macadam brûlant, répandant des particules cristallines d’une fraîcheur agréable. On aurait dit que toute la ville était en vacances, en ce dimanche estival. Il aimait cet état d’attente, les balcons aux ferronneries rouillées, les fleurs au pistil métallique, les jardinières en plastique, les toitures festonnées d’antennes et de pigeons, et la mer au loin ; une mer félonne, crasseuse et portuaire. Un vieux cherchait l’ombre des bananiers pour se protéger du soleil. Il traînait un petit roquet qui tenait à flairer chaque arbre. "

La page Victor Del Arbol sur Lieux-dits


LAURENT TILLON
être un chêne

" Le chêne est l’arbre sur lequel on trouve en effet le plus d’espèces animales et végétales, mais aussi de micro-organismes. Sa disparition entraînerait un changement drastique de la biodiversité de cette forêt. En tout cas, les interactions entre cet “individu-arbre” toujours bien vivant et son environnement sont nombreuses et complexes. "

 "La forêt murmure. S’il s’agissait de bruits, de sons audibles pour nous les hommes, si nous avions la capacité de les entendre, de comprendre le sens de ce langage végétal, nous serions assommés par la masse monumentale des communications qui s’opèrent actuellement entre les arbres. Alors que je ne vois rien, que je ne capte finalement que très peu des événements en cours, Quercus communique pour lui-même et pour les autres, et ses voisins font de même. Par les racines, par l’air. Le brouhaha chimique est incessant et chaque volume d’air et de sol est gorgé, voire saturé de molécules informatives. "

 " Les échanges dépassent les barrières de l’espèce. Quercus “écoute” Fagus, Pinus et les autres, et il communique avec eux. Quercus sait se mettre d’accord avec les autres, pour que chacun trouve sa place. Il est diplomate. Un équilibre plurispécifique s’installe, difficile à saisir. Car chacun des arbres comprend tous les autres malgré la barrière de l’espèce. Alors, Quercus est polyplomate. "


JACQUES JOSSE
Postier posté
Pastels à l'huile de GEORGES LE BAYON

"La ville que je découvre, qui possède un nom étrange (qui me fait instantanément penser oubli, cellule, cachot, réclusion) et où je viens pour travailler au centre de tri postal, se situe dans la banlieue ouest. C'est une cité dortoir tressée de rues grises et cernée par les rails qui partent en fuseaux vers une interminable aire de triage. Des paravents bétonnés chargés d'atténuer le raffut régulier des voitures coupent la commune en deux. Il y a d'un côté les friches et la zone industrielle et de l'autre l'ancienne ville entourée de barres et de tours dont certaines affichent sur leur façade des arbres peints en vert et en rouge avec fruits et fleurs à volonté. C'est au septième étage de la dernière d'entre elles que se trouve le logement qui m'est réservé, au milieu d'une plaine où subsistent encore plusieurs hectares de terres agricoles. Trois autres postiers logent là." 

"Tout autour, friches, bornes, plots, cônes, rangées de barbelés, cabanes de chantier et hangars métalliques cohabitent. Des bulldozers et des tractopelles sont disséminés dans le paysage. Les grues barrent l'horizon. On distingue leurs bras levés à l'arrêt dans la brume. Des tronçons bitumés s'arrêtent en plein champ. Il y a de grandes plaques de ciment au sol. Et des centaines de câbles. Des piles de buses. Quelques tabliers de ponts se dressent dans la plaine. Ici, on construit la ville nouvelle de Saint-Quentin-en-Yvelines."

La page Jacques Josse sur Lieux-dits


THOMAS PIKETTY
Mesurer le racisme, vaincre les discriminations

"Disons-le d'emblée : aucun pays n'a inventé de système parfait permettant de lutter contre le racisme et les discriminations. L’enjeu est d’imaginer un nouveau modèle, transnational et universaliste, qui replace la politique antidiscriminatoire dans le cadre plus général d’une politique sociale et économique à visée égalitaire et universelle, et qui assume la réalité du racisme et des discriminations – pour se donner les moyens de les mesurer et de les corriger, sans pour autant figer les identités, qui sont toujours plurielles et multiples."

"Disons-le clairement : les phénomènes de repli identitaire qui sévissent depuis quelques décennies dans de multiples parties du monde sont en grande partie la conséquence d’un renoncement à toute ambition de transformation du système économique sur une base égalitaire et universaliste, ce qui a contribué au durcissement de la compétition à l’intérieur des classes sociales."

"En France, de nouveaux tribuns de droite et d'extrême droite agitent quotidiennement les haines antimigrants et la peur du "grand remplacement", en oubliant au passage que le pays s'est bâti depuis des siècles sur de multiples métissages."


 LEONARDO PADURA
Ouragans tropicaux

Traduction de l’espagnol (Cuba) de René Solis

"Quelque chose était en train d’arriver, quelque chose qui désirait arriver, et La Havane petit à petit arrêtait de ressembler à La Havane. Ou plutôt, rectifia le Conde, la ville commençait à se rapprocher de ce que pouvait avoir de mieux La Havane, cette cité envoûtante, aux parfums, lumières, ténèbres et pestilences extrêmes, l’endroit du monde où il était né et où il lui avait été donné d’habiter durant ses soixante et quelques années de résidence terrestre. "

 " Et c’est pourquoi Conde ne s’enthousiasmait pas et ne nourrissait pas de grandes espérances. Beaucoup de choses étaient négociables, mais le contrôle, l’industrie nationale qui fonctionnait le mieux, n’en faisait pas partie. Au fond, il s’en fichait qu’Obama vienne ou ne vienne pas à Cuba, se dit-il, la vague passerait et après la tempête viendrait peut-être le mauvais temps, conclut-il, tandis que la voiture conduite par le lieutenant Miguel Duque traversait la parade policière en cours à La Havane. "

 " Logique : ce n’était pas tous les jours que débarquait à Cuba un président des États-Unis. En fait, même pas tous les siècles. Et l’événement (“historique” en effet) avait multiplié, fortement et non sans raison, les expectatives. Si les relations avec le belliqueux voisin du Nord s’amélioraient, pour les habitants de l’île les choses devaient aussi s’améliorer, pensaient beaucoup. Si les tensions politiques se relâchaient, si les rancœurs historiques s’apaisaient, certains bénéfices se feraient peut-être sentir dans la vie quotidienne, disait-on, espérait-on, souhaitait-on. Et Obama lèverait-il le blocus ? "

La page Leonardo Padura sur Lieux-dits


L'avion présidentiel américain, Air Force One, lors de son atterrissage à La Havane, le 20 mars 2016. 



 

TONI MORRISON
beloved

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Hortense Chabrier et Sylviane Rue

"Du haut en bas de la palissade de la scierie, de vieilles roses se mouraient. Le scieur de long qui les avait plantées douze ans auparavant pour donner à son lieu de travail une atmosphère amicale – pour qu'il n'y ait plus de péché à débiter des arbres pour vivre – était stupéfait de leur abondance ; de la vitesse avec laquelle elles avaient grimpé et tapissé la palissade en pieux qui séparait le chantier du pré public voisin où dormaient les hommes sans logis, où couraient les enfants et où, une fois l'an, les forains dressaient leurs tentes. Plus les roses approchaient de la mort, plus leur parfum était violent, et tous ceux qui fréquentaient la foire associaient son ambiance à la puanteur des roses pourries. "

"Il y a une solitude que l'on peut bercer. Bras croisés, genoux remontés, on se tient, on se cramponne et ce mouvement, à la différence de celui d'un bateau, apaise et contient l'esseulé qui se berce. C'est une solitude intérieure, qui enveloppe étroitement comme une peau. Puis il y a une solitude vagabonde, indépendante. Celle-là, sèche et envahissante, fait que le bruit de son propre pas semble venir de quelque endroit lointain. "

La page Toni Morrison sur Lieux-dits


OLIVIER REMAUD
Penser comme un iceberg

 "Dans la langue inuktitut, auyuittuq signifie “la chose qui ne fond jamais”. C’est le nom donné au glacier. Les glaciers incarnent le temps long de la Terre, la mémoire de ses phases élémentaires, les souvenirs des ancêtres qui vivaient avec eux. Ils sont un trait d’union entre le passé et le présent, comme une promesse de continuité. Leur antiquité fait partie de la vie pratique et mentale des communautés humaines circumpolaires. De nos jours, aucun glacier ne peut plus porter ce nom à cause de l’effacement général des étendues gelées. Quel sens y aurait-il à définir le glacier comme “la chose qui fond” ? "

 

"La solastalgie est le mal du pays éprouvé alors que vous vivez toujours chez vous dans votre environnement habituel."

" La solastalgie est donc le nom de l’impuissance ressentie par les résidents de territoires marqués par des désastres d’origine anthropique. Le concept précise le contexte affectif de désorientation qui suit la perte d’un “sentiment endémique du lieu” du fait des dégâts (incendies, ouragans, sécheresse, inondations, fonte des glaces) causés par l’industrie d’extraction, la pollution des sols, de l’atmosphère, des océans, et le réchauffement planétaire. Confrontées aux modifications des milieux de vie, les populations autochtones s’aperçoivent que les paysages qu’ils aimaient sont devenus “méconnaissables”. Les terres sont dégradées, les perspectives dévastées. "

 


Frederic Edwin Church, The Icebergs (1861-1863), musée d’Art de Dallas.

" Frederic Edwin Church entend fixer les volumes et les couleurs des icebergs sur des études à l’huile et des esquisses au crayon. Il a en tête une grande œuvre."

 "Deux ans après leur retour, le peintre livre au public new-yorkais une œuvre imposante : The North. Le tableau fait un mètre soixante-quatre de haut sur deux mètres quatre-vingt-cinq de large. L’opinion est positive, en ce mois d’avril 1861, mais pas unanime : trop de vide, aucune marque humaine. Church retravaille sa grande toile. Il décide un beau jour de la faire connaître en Europe.
En juin 1863, une soirée d’inauguration est organisée à Londres. Des personnalités y assistent, dont Lady Franklin et Sir Francis Leopold McClintock. Les spectateurs de la capitale britannique aperçoivent à gauche du cadre un mât brisé, encore doté de sa hune, qui pointe vers un bloc de roche à droite. Church a ajouté le détail dans la version finale. Sans doute pour évoquer le naufrage tragique de Franklin et répondre aux critiques. Tout autour des icebergs règne une même lueur arctique voilée. Le peintre a rebaptisé son œuvre en lui donnant le titre actuellement connu : The Icebergs. "

"Church instruit l’œil du spectateur en détaillant les aspects de la scène. Il estime que le public en a besoin. Pour deux raisons au moins. D’une part, l’iceberg est un objet spontanément pictural. Mais la variété de ses lignes doit être montrée. Sinon, le spectateur risque de se lasser devant tant d’uniformité. D’autre part, la beauté de l’iceberg est intrigante. Ses proportions font d’abord douter du principe d’Archimède. La masse semble très lourde. Et pourtant elle flotte ! Elle est si légère, presque aérienne. Comment figurer l’alliance du poids et de l’absence de poids ?
Le peintre a observé les blocs de près. Il sait que leur plasticité est un défi. Leurs droites s’entremêlent et leurs courbes se chevauchent. Les icebergs alternent sans cesse les premiers plans avec les arrière-plans. Ils composent des volumes qui paraissent éternels. Puis ils se dissolvent dans l’air et dans l’océan. Les cubes de glace massifs se métamorphosent en petites boules de flocons volatils."

 


 

ANTOINE CHOPLIN
Nord-Est

 "Lorsqu’ils repèrent les ruines aux pierres noircies posées sur le piémont qui ferme le vallon à l’ouest, la foudre frappe désormais sans relâche les cimes qui les surplombent, leur fermant chaque fois les paupières. Du fracas répété du tonnerre, ils redoutent chaque fois l’explosion inaugurale, démesurée, aux résonances métalliques et qui, immanquablement, les fait sursauter. La pluie dégringole, en un chuintement continu. Elle coule sur les visages, glisse entre les lèvres et jusqu’au fond des gorges. "

La page Antoine Choplin sur Lieux-dits


2015

ANTOINE CHOPLIN
Une forêt d'arbres creux

 "Voilà peut-être pour ce qui est de ce regard du premier jour porté par Bedrich sur les deux ormes de la place de Terezin. S’y entrelacent, en lisière de cette désolation, l’élan et la contrainte, la vérité et l’illusion, le vivant et le mort. À eux seuls, les barbelés ne disent rien, pas plus que les arbres ; ce sont les deux ensemble qui témoignent de l’impensable. Il repense aux forêts aperçues depuis le train et à cette étrange sérénité que ces paysages lui ont procurée malgré tout. Les forêts portent les espoirs, il se dit. Elles ne trompent pas. On n’a jamais rapporté le cas d’une forêt d’arbres creux, n’est-ce pas ? "

 couverture : Transport – Bedrich Fritta (1906-1944)


VINCIANE DESPRET
Autobiographie d'un poulpe

et autres récits d'anticipation

 "Nous n’avions, jusqu’à présent, jamais été confrontés à ce type d’archives – et si c’était bien de l’encre de poulpe, rien ne nous prouvait qu’un poulpe était l’auteur de ces écrits. En outre, si tant est que l’écriture puisse exister chez les poulpes, à notre connaissance elle aurait toujours, délibérément, relevé des arts de l’éphémère. Que ce soit en utilisant l’encre sans support, par simples projections dans l’eau, ou en dessinant des motifs narratifs colorés à même leur peau en capturant la lumière – tatouages on ne peut plus fugaces –, il semble que ces animaux aient toujours été préoccupés de ne laisser aucune trace pérenne – ce qui, selon les pêcheurs qui nous ont alertés, n’a rien de surprenant : les poulpes excellent dans l’art de la furtivité, ils en seraient les grands inventeurs."

 


Présentation de l'éditeur: "Connaissez-vous la poésie vibratoire des araignées ? l’architecture sacrée des wombats ? les aphorismes éphémères des poulpes ? Bienvenue dans la “thérolinguistique”, une discipline scientifique majeure du IIIe millénaire qui étudie les histoires que les animaux ne cessent d’écrire et de raconter. En laissant libre cours à une imagination débordante, Vinciane Despret nous plonge au cœur de débats scientifiques passionnants qu’elle situe dans un futur indéterminé. En brouillant les pistes entre science et fiction, elle crée un trouble fascinant : et si, effectivement, les araignées nous interpellaient pour faire cesser le brouhaha de nos machines ? Et si les constructions des wombats témoignaient d’une cosmologie accueillante, offrant ainsi une formidable leçon de convivialité ? Et si les poulpes, adeptes de la métempsychose, se désespéraient de ne plus pouvoir se réincarner du fait de la surpêche et de la pollution des océans ? Par cette étonnante expérience de pensée, Vinciane Despret pratique un décentrement salutaire ouvrant la voie à d’autres manières d’être humain sur terre."


2015

HUBERT MINGARELLI
La route de Beit Zera

" Quand il était triste, c’était différent. Il surgissait entre les arbres, s’approchait, grimpait les trois marches et s’asseyait sous la véranda dans un coin, et restait là-dehors. Par expérience Stépan le laissait avec sa tristesse. Il faisait ce qu’il avait à faire comme si le garçon n’avait pas été là.
 S’il y avait du vent il lui apportait une couverture. Quand sa tristesse commençait à s’en aller, Amghar quittait son coin, entrait dans la maison et s’asseyait devant la chienne, et avec sa façon à lui, de ses gestes doux, il la caressait pendant un long moment."

"Tout en buvant sous la véranda avec Samuelson, Stépan surveillait la lisière et se demandait comment lui parler du garçon. Il se demandait aussi pourquoi il avait cette gêne. Assis sur les marches, Samuelson le fixait, et à un moment il dit : « Tu en fais une gueule. Pourquoi ? » Au même moment Amghar et la chienne sortirent de la forêt. Apercevant Samuelson, Amghar s’arrêta et n’alla pas plus loin. Samuelson demanda : « Qu’est-ce que c’est ? » Stépan répondit : « Je t’en parlerai. » Amghar demeura un moment devant la lisière, hésitant, puis retourna dans la forêt. La chienne s’approcha et Samuelson l’aida à monter les marches. Elle alla se coucher à côté de Stépan, au pied du fauteuil. Avec légèreté Samuelson demanda : « Alors ? » Stépan répondit : « Il vient des fois. » Il ajouta en posant une main sur la chienne : « Pour elle, pas pour moi. » Samuelson but un coup et demanda : « D’où il vient ? » Stépan répondit : « Beit Zera. » Samuelson écarquilla les yeux, ce qui voulait dire que c’était loin. Puis plus rien, Samuelson ne posa plus une seule question, mais but de bon cœur, et Stépan songea : « Ça alors, c’est pas plus compliqué que ça. » Il but avec soulagement, comme libéré d’un poids. "

La page Hubert Mingarelli sur Lieux-dits


ANTOINE CHOPLIN
HUBERT MINGARELLI
L'incendie

"Ça m’amène à la deuxième chose et celle-là, je ne sais pas si tu la comprendras parce que je ne suis pas sûr de pouvoir bien te la dire. Regarder le monde comme il est, ce n’est pas si facile mais surtout, je me dis que ce n’est qu’une occupation parmi toutes celles qu’on peut avoir. Je trouve que c’est bien aussi de regarder le monde comme il pourrait être, ou comme on voudrait qu’il soit. Et c’est bien aussi de ne rien regarder du tout. Je crois que c’est souvent ce qui m’arrive quand je marche, et aussi quand je joue de la guitare. "


HUBERT MINGARELLI
une histoire de tempête

"– J’aurais bien voulu me délester un peu avant d’aller dans l’eau. Ça m’aurait aidé. Tant pis.
Et moi sans réfléchir j’ai dit:
– Au contraire, vous coulerez plus vite.
À nouveau il s’est tourné vers moi, et son rire a été si franc que je l’ai accompagné. Tandis qu’on riait les portes de l’écluse se sont ouvertes. Le bateau y est entré, sans se cogner aux murs, léger comme un oiseau. "


HUBERT MINGARELLI
L'Arbre

 "J’ai ralenti, j’ai encore marché quelques mètres, et d’un seul coup je suis reparti vers l’arbre en courant. Il n’était plus là. Je me suis retourné et je l’ai aperçu dans le champ à travers la lisière. Il m’avait entendu et il essayait de revenir vers le bois.
J’ai franchi la distance et me suis mis à genoux en face de lui. Il s’est laissé aller sur le flanc. J’ai voulu parler, mais à ce moment-là il a cherché son souffle. Je n’ai pas parlé, mais je me suis penché et j’ai mis une main sous sa tête. Il l’a laissée reposer dessus. J’ai calé mon coude sur le sol, et d’un mouvement très lent je me suis allongé à côté de lui. Je suis parvenu à le faire sans avoir eu à bouger la main. J’ai attendu et finalement j’ai dit :
– C’est difficile pour tous les deux.
Je n’ai rien trouvé d’autre à dire. Mon coude faisait un creux dans la terre. "


PIERRE MICHON
Tablée suivi de Fraternité

 " Deux tableaux d’Édouard Manet, tous deux de l’année 1878, s’intéressent au même sujet sous des titres voisins. Au café est une pièce maîtresse de la Collection Oskar Reinhart du Musée de Winterthour, dans le canton de Zürich ; Coin de café-concert compte parmi les belles toiles de la National Gallery de Londres. En 2005, une exposition du Musée de Winterthour –  « Manet retrouve Manet » – réunit les deux tableaux, recomposant ainsi la grande composition initiale prévue par le peintre en 1877 et intitulée Reichshoffen, du nom d’un café-concert parisien de Montmartre, nouveau point de ralliement des artistes. Après l’avoir remaniée plusieurs fois, Manet découpa sa toile en deux moitiés qui constituent aujourd’hui ces deux tableaux autonomes. Il en modifie encore la partie droite, remplaçant la fenêtre à rideaux, qui subsiste dans le tableau de Winterthour, par une scène de café-concert où, sur le tableau de Londres, évolue une danseuse. Mais la table centrale, la table originelle dont les deux parties coïncident exactement rassemble indubitablement les deux tableaux. En 2005, à l’occasion de cette réunion exceptionnelle et historique, Pierre Michon fut sollicité pour écrire un texte. Tablée, aussitôt traduit en langue allemande, accompagna l’exposition de Winterthour. Il paraît ici pour la première fois dans sa forme première " Avant-propos d'Agnès Castiglione


 

  Édouard Manet, Au Café, daté 1878
Huile sur toile, 78 x 84 cm

Coll. Oskar Reinhart, « Am Römerholz », Winterthour
 

Édouard Manet, Coin de café-concert, daté 1878
Huile sur toile, 97,1 x 77,5 cm

The National Gallery, Londres


 « Manet une fois pour toutes, dans un atelier des Batignolles, a pris une grande scie de carrier et a coupé le marbre en deux sans retour possible à l’Un, même si la scie de carrier était une paire de ciseaux. Il l’a coupé pour des motifs que nous ignorons, scrupule esthétique ou commodité de vente, hasard de commandes, décision idéologique, il ignorait peut-être lui-même pourquoi. On aimerait penser, et on est en droit de penser, étant donné ce qu’on sait de l’intelligence nerveuse de Manet, de sa terrible violence policée, de sa fulgurance spécifique qui était un savoir, on peut penser donc que ce qu’il a coupé avec une jubilation noire ou avec résignation, avec tristesse, ce qu’il a scié, marbre ou toile, c’est la tablée fondatrice des faubourgs de Jérusalem, celle autour de laquelle l’amour est donné, que l’amour organise. Nous sommes séparés et cloisonnés, divorcés, le lien a disparu, la belle continuité lisse de l’amour et de la tablée. Le monde est en morceaux, les petits atomes roulent chacun pour soi sur le clinamen. Manet avec ses ciseaux le ratifie. Le corps social est sécable, composé de petits éléments découpés, atomisés, qu’on recolle à la va-vite. Notre propre corps même est sécable, comme le beau Manet devra en faire l’expérience le 20 avril 1883, dans moins de dix ans, quand une scie de chirurgien lui coupera le pied gauche, à la perte duquel il ne survivra pas. « Il n’y a pas de symétrie dans la nature », disait-il à Antonin Proust. La dissymétrie règne. Manet le ratifiera à son corps défendant. Il descendra dans la tombe avec un seul pied, à Passy le 3 mai."

La page Pierre Michon sur Lieux-dits


DON DELILLO
Chien galeux
Traduction de l’américain de Marianne Véron

"On ne rencontre guère de gens ordinaires, par ici. Pas à la nuit tombée, dans ces rues, sous les marquises délabrées des anciens entrepôts. Tu le sais, bien sûr. C'est toute l'idée. C'est évidemment pour cela que tu es là. Des bouffées de vent venues du fleuve soulèvent l'air empoussiéré des chantiers de démolition. Les sans-abri font du feu dans de vieux bidons rouillés, près des appontements. On les voit agglutinés, emmitouflés dans les vieux chandails ou les manteaux qu'ils ont pu dénicher. Il y a des camions garés près des entrepôts, et d'autres en maraude, avec des types qui fument dans l'obscurité en attendant les homosexuels qui vont redescendre par là en quittant les bars des alentours de Canal Street."

La page Don DeLillo sur Lieux-dits


MARC AUGÉ
La condition humaine en partage

 "Depuis que j’ai proposé la distinction entre lieu et non-lieu, une interprétation hâtive a parfois présenté le lieu comme la quintessence de la perfection sociale et le non-lieu comme la négation de l’identité individuelle et collective. Or les choses sont moins tranchées et plus complexes. Rappelons la définition du lieu : un espace sur lequel on peut déchiffrer les relations sociales (qui, littéralement, s’y inscrivent), les symboles qui unissent les individus et l’histoire qui leur est commune. Dans un non-lieu, cette lecture n’est pas possible. Il ne s’ensuit pas que le lieu soit par définition un espace de bonheur. Du bonheur, seuls des individus peuvent juger, et la perfection de la relation sociale est très évidemment une limite à l’initiative individuelle. "

" La rencontre, l’amitié et l’amour créent, durablement ou non, une possibilité de bonheur qui donne son sens à la vie en inventant, n’importe où, un lieu qui ne leur préexistait pas. "

 " Voilà bien ce qu’il faut souligner : c’est parce que n’importe quel individu humain a conscience de la présence en lui d’une dimension générique, qu’il peut se sentir proche de n’importe quel autre. Faute de cette transcendance intime, l’identité individuelle est mutilée et incapable de se construire en relation avec les autres : en ce sens, tous les racistes et tous les sexistes sont infirmes. "

" Lévi-Strauss, dans Race et histoire, a souligné que la force de l’Europe à partir de la Renaissance était due au fait qu’elle avait réussi à cumuler les apports des diverses cultures du monde. Mais l’Europe a manqué sa rencontre avec le monde : la volonté d’accumuler sans échanger, d’exploiter et de coloniser, bref d’exercer le pouvoir, a miné la volonté de découvrir et de connaître qui s’exprimait parallèlement, et en premier lieu dans la volonté de reconnaître l’égale dignité de tous les humains.
L’universalisme des droits de l’homme n’est pas pour autant une simple projection des institutions occidentales sur la planète – ce qui relèverait d’un impérialisme dont l’opposition global/local est la traduction intellectuelle, et qui existe en effet –, mais l’affirmation d’une exigence de droit qui concerne l’autonomie de l’individu comme tel."

"La curiosité vis-à-vis des autres, du monde et de l’Univers est la clé de la confiance humaniste ; cette confiance peut s’éprouver, psychologiquement, dans l’amitié ou l’amour, conçus non comme l’accaparement de l’autre, mais comme sa découverte. On la retrouve aussi dans l’assurance tranquille du savant qui sait qu’il ne sait pas tout (il en est infiniment loin), mais un peu plus qu’hier quand même. La confiance ainsi entendue n’est pas impatiente. Elle sait que la conscience réflexive de l’individu le pousse très vite à poser des questions dont les réponses seront toujours incomplètes et différées. Elle sait que l’intelligence humaine a besoin de temps pour comprendre et que le temps de l’individu est compté. Elle sait aussi que le bonheur de tous les humains n’est pas pour demain. En ce sens, elle est modeste. Mais elle est intransigeante à l’égard de tous les discours qui tentent de tromper l’humanité en prétendant les sauver."

La page Marc Augé sur Lieux-dits


HENRI MICHAUX
Face aux verrous

"Dans le melon, un coeur battait."

"Les habitants étaient têtus, les habitants étaient sans passions. Il fallait être l' habitant pour comprendre l'habitant. L'air était triste. La lumière était sans moelleux, la terre était mouillée, l'ennui était épais. Les chiens sentant la contrainte n'aboyaient pas."

La page Henri Michaux sur Lieux-dits


HENRI MICHAUX
passages

"Je voulais dessiner la conscience d'exister et l'écoulement du temps. Comme on se tâte le pouls. Ou encore, en plus restreint, ce qui apparaît lorsque, le soir venu, repasse (en plus court et en sourdine) le film impressionné qui a subi le jour."

 "Intensité, intensité dans l’unité,
voilà ce qui est indispensable.
Il y a un certain seuil à partir duquel,
mais pas avant, une pensée-sentiment compte.
compte autrement, compte vraiment
et prend un pouvoir. Elle pourra même
rayonner…"


DON DELILLO
Bruit de fond
Traduction de l’américain de Michel Courtois-Fourcy

 - “Peut-être devrions-nous nous inquiéter davantage de ce gros nuage, dit-elle. C’est à cause des enfants que nous disons que rien n’arrivera. Nous ne voulons pas les effrayer.
— Rien n’arrivera.
— Je sais que rien n’arrivera, tu sais que rien n’arrivera. Néanmoins, nous devons, d’une certaine manière, y penser, au cas où…
— Ces choses n’arrivent qu’aux gens qui vivent dans des zones dangereuses. La société est organisée de telle manière que ce sont les pauvres, les gens sans éducation, qui supportent la plupart des désastres naturels ou accidentels. Les gens qui habitent les rives dangereuses des fleuves subissent les inondations, les gens qui vivent dans les taudis sont décimés par les ouragans et les tornades. Je suis un professeur d’université. As-tu déjà vu un professeur d’université ramer de toutes ses forces dans une barque pour remonter sa rue inondée, comme on le voit à la télévision ? Nous vivons dans une ville agréable et propre, près d’une université qui porte un nom à l’air vieillot. Ce genre de choses n’arrive pas dans des endroits comme Blacksmith.”

"Le temps des araignées est arrivé. Les araignées dans les coins près des plafonds, des cocons au creux des toiles. Des fils argentés qui semblent produits par de la lumière pure, une lumière fragile comme une information, mais pourvoyeuse d’idées. "

La page Don DeLillo sur Lieux-dits


DON DELILLO
point omega
traduction de l’américain de Marianne Véron

" Il n’y avait ni matins ni après-midi. C’était chaque jour une journée sans solution de continuité jusqu’à ce que le soleil commence à descendre et faiblir, et que les montagnes émergent de leurs silhouettes. C’est alors que nous nous installions pour regarder en silence."


DON DELILLO
Cosmopolis

traduction de l’américain de Marianne Véron

 "Il essayait de s’endormir en lisant, mais ne faisait que s’éveiller davantage. Il lisait des choses scientifiques et de la poésie. Il aimait les poèmes dépouillés minutieusement situés dans un espace blanc, des rangées de traits alphabétiques gravés dans le papier. Les poèmes lui donnaient conscience de sa respiration. Un poème dénudait l’instant pour des choses qu’il n’était habituellement pas prêt à remarquer. Telle était la nuance de chaque poème, tout au moins pour lui, la nuit, ces longues semaines, un souffle après l’autre, dans la pièce en rotation au sommet du triplex. "


DON DELILLO
end zone

traduction de l’américain de Francis Kerline

"Taft Robinson fut le premier étudiant noir recruté par Logos College, dans l’ouest du Texas. Ils l’ont choisi pour sa vitesse. À la fin de cette première saison il était franchement l’un des meilleurs running backs de toute l’histoire du Southwest. À la longue, il serait apparu sur les écrans de télévision dans tout le pays pour faire la promotion d’automobiles à huit mille dollars et de mousses à raser parfumées à l’avocat. Son nom sur les succursales d’une chaîne de fast-food. L'histoire de sa vie au dos de boîtes de céréales."


EDGAR MORIN
Encore un moment...

"Et le plus étonnant est que l’on s’étonne si peu de vivre. "

"Je regrette de ne pas pouvoir savoir ce qui va sortir de la conjonction des énormes crises que subit aujourd'hui l'humanité.Je regrette qu’il puisse me manquer une année ou deux pour percevoir ce qui se dessine, se détruit, prend forme. Je crains qu’advienne une longue période régressive, tout en sachant que l’improbable peut tout modifier, en mieux comme en pire.
Je vais partir en plein suspense historique. "

"En même temps que la curiosité et la passion pour mon travail, c’est l’amour et l’amitié qui m’ont fait vivre. C’est la recherche de la qualité poétique de la vie ainsi que la révolte contre ses cruautés qui m’ont entretenu tel que je suis.

" La littérature a cette vertu d’être à la fois moyen de connaissance et fin émotionnelle esthétique.
Du reste, Antonio Damasio a montré que l’émotion est inséparable d’une activité rationnelle de l’esprit. Mieux : elle contribue à transmettre une connaissance. Eisenstein disait en parlant de ses films qu’il voulait que des images donnent des sentiments, lesquels suscitent des idées.
La poésie nous donne une émotion propre qui exalte nos êtres. Or cette capacité à donner une émotion poétique imbibe la musique, la littérature, la peinture, tous les arts. Cette émotion esthétique fait partie de la qualité poétique de la vie qui nous aide à résister à la domination du calcul prosaïque et de l’intérêt égoïste dans la vie quotidienne, en nous donnant ferveur, intensité, communion. "

La page Edgar Morin sur Lieux-dits


DAVID GRANN
La note américaine

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Cyril Gay

" En mai, alors que les coyotes hurlent sous une lune pleine et exaspérante, de hautes plantes, comme des tradescantia et des rudbeckies hérissées, s’élevaient peu à peu au-dessus de plus petites fleurs pour leur dérober lumière et eau. Les tiges de ces petites fleurs se brisent, leurs pétales s’éparpillent et sont bientôt enterrés. C’est pour cette raison que les Indiens Osages disent du mois de mai que c’est celui où la lune assassine les fleurs. "


2022, Le Castor Astral

ABDELLATIF LAÂBI
La poésie est invincible

"(...)
la poésie bat le rappel
de la vie
de ses raisons
nécessaires et suffisantes
elle désigne nommément
les ennemis de celle-ci
ses vendeurs à l'encan
ses fossoyeurs

la poésie ne louvoie pas
ne négocie pas
ne transige pas
ne tire pas son épingle du jeu
ne lâche rien..."

 

La page Abdellatif Laâbi sur Lieux-dits


LINDA HOGAN
Le Sang noir de la terre

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Danièle Laruelle

" L’un des gardes leva son fusil en direction de Benoît et Moses. Tous savaient la situation explosive, capable de dégénérer d’une seconde à l’autre. Mais les Indiens avaient appris de l’histoire même qu’il valait mieux se taire dès qu’il s’agissait de Washington, de ses affaires et de ses règlements ; qu’il valait mieux ne pas bouger; se faire aussi invisible que possible. Si on les trompait, il leur restait la vie – encore que, sous la loi américaine, elle ne leur était pas garantie depuis longtemps. De sorte que, piégés, ils demeuraient cois, méfiants."

 " Puis elle porta son attention sur la pâture. La terre était à nu. En quelques jours seulement, les bisons avaient arraché l’herbe haute depuis la racine et dévoré le champ, de sorte qu’à présent, ils étaient plantés là dans leur propre fumier sur le sol dévasté, avec le regard vide de ceux qui en ont trop vu. Ils étaient sur leur déclin en ce monde, peuple déchu eux aussi, et ils le savaient, tout comme ceux qui, le cœur lourd, les observaient. "

"Le paysage dévasté rehaussait la clarté limpide de l’eau qui brillait là tel un joyau. Par endroits, des fuites de pétrole comme celle de la source sur les terres de Belle noircissaient les berges ; des fûts de pétrole rouillés abandonnés dans l’eau stagnante polluaient les zones de mais où les insectes pullulaient et se reproduisaient. Vers le soir, ils virent un coyote qui grattait la terre. Ils longèrent des arbres tués par les psychés. Nombre de champs avaient été brûlés, calcinés, les autres étaient stériles d’avoir nourri le bétail affamé et trop nombreux qu’élevaient les dévoreurs du monde. C’était un spectacle affligeant."


 

GEORGES PERROS
Une vie ordinaire

"Allez plus on avance
en âge moins on a de temps à donner
à ceux qui n'ont besoin de nous
que luxueusement. C'est tout
ce que ce soir j'ai à chanter. "

 "Ne pas dire plus qu'on ne voit plus
qu'on ne sait plus qu'on ne sent
c'est un métier très difficile
car la fable est au bout du compte
Deux hommes face à même chose
la décrivent tout autrement
et combien d'hommes dans un homme ? "

La page Georges Perros sur Lieux-dits

 


GEORGES PERROS
Poèmes bleus

"... comment ne pas remarquer que c’est justement à l’intérieur des plis et des répétitions de l’ordinaire que se ranime sans cesse le flux de la vie. " (Préface, Bernard Noël)

"Je m’arrêterai peut-être aussi
Dans ce petit bistro tout seul
Dans l’éternité de l’espace
Une clochette à l’entrée
Trois marches pour dégringoler
Dans l’ombre des choses humbles
L’odeur de la réglisse, du pierrot gourmand
De la semelle de caoutchouc
De l’essence De la vie. "

 "Si l’on me demandait
Comment est fait l’intérieur de mon corps
Je déplierais absurdement
La carte de la Bretagne. "

 


La Page Milan Kundera, sur Lieux-dits

PHILIPPE DESCOLA ALESSANDRO PIGNOCCHI
Ethnographies des mondes à venir

Alessandro Pignocchi : " Décrire sur un pied d’égalité les différentes structures cosmologiques qui organisent les collectifs à travers le monde rappelle que ces structures sont le fruit de dispositions communes à tous les humains. On a toutes et tous en nous, en potentialité, en puissance, les quatre ontologies que tu décris – naturalisme, animisme, analogisme et totémisme. Même quand on a grandi en Occident, c’est-à-dire dans un collectif où sont institutionnalisées les dispositions propres au naturalisme, on vit quotidiennement des moments où se manifestent des dispositions qui relèvent des autres systèmes cosmologiques. En découvrant ta description de l’animisme, on se rend compte notamment qu’il nous arrive, à nous aussi, de nous comporter comme si des non-humains avaient une intériorité comparable à la nôtre. Lorsque par exemple on parle au rouge-gorge du jardin, que l’on prend de ses nouvelles et lui souhaite une bonne journée…
Philippe Descola: Ça m’arrive constamment…"

Philippe Descola " Ce qui est ici le sujet de droit politique, ce ne sont ni les humains ni les non-humains, mais les relations tout à fait singulières qu’ils tissent entre eux."

Alessandro Pignocchi " Lorsqu’on sait par exemple que c’est en moyenne après cent cinquante ans qu’un arbre abrite le plus de biodiversité et que c’est un âge jamais atteint dans une forêt gérée par l’ONF, on se doute que pour adopter la perspective de la forêt il faut en premier lieu changer de temporalité."

Alessandro Pignocchi "C’est une question empirique qui demande à être vérifiée, mais il me semble que des luttes qui débutent dans une matrice productiviste classique, en se focalisant par exemple sur le pouvoir d’achat, se transforment de plus en plus spontanément en combats contre les règles économiques elles-mêmes."

Alessandro Pignocchi"Comme nous le rappelle Karl Polanyi, le fascisme est une façon de réincruster la sphère économique dans la politique.[...] À l’inverse, les projets de société portés par les territoires en lutte et plus généralement par tous les combats qui aspirent à fracturer la sphère économique en répartissant de façon plus égalitaire le pouvoir politique entremêlent le combat contre la domination des non-humains à un combat plus général contre toutes les formes de domination. "

 


Philippe Descola: " La diversité comme principe normatif s’appuie au contraire sur un point de vue biocentré, ou écocentré, dans lequel ce sont les milieux de vie, et leur nécessaire diversité biologique et culturelle, qui seraient les véritables sujets juridiques, et donc politiques."

Philippe Descola:" Or, une autre conception de la politique est possible, celle qu’indique Rancière lorsqu’il écrit : « la politique n’est pas faite de rapports de pouvoir, elle est faite de rapports de mondes ». (Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie)

Philippe Descola: "Un sujet politique est « un opérateur qui joint et disjoint les régions, les identités, les fonctions, les capacités existant dans la configuration d’une expérience donnée." (Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie)

Philippe Descola: " Un sujet politique est ainsi un brouilleur de frontières qui, par sa situation ou son action, recompose les mondes : en redistribuant les éléments dont ils sont faits et leurs relations, en exploitant consciemment ou inconsciemment la diversité des matériaux sur lesquels il agit. Avec pour conséquence que cette diversité prend une figure différente, mieux ou, parfois, plus mal adaptée aux circonstances. C’est en ce sens qu’un milieu de vie, un glacier ou une zad peuvent être des sujets politiques : ils instituent des relations nouvelles que d’autres sont incapables de faire advenir. "

La page Philippe Descola sur Lieux-dits


PHILIPPE DESCOLA
Une écologie des relations

"Chez les indiens Achuar Il n'y a pas de chef, pas d'Etat, pas de spécialistes des rituels. Chacun est capable de parler avec les non-humains, il n'existe ni divinité, ni culte particulier. Ces groupes ne possèdent en fait aucun des organes permettant de structurer « normalement » les sociétés. Qu'est-ce qui les fait donc tenir ensemble ? Leur lien avec la nature ! Le fait que leur vie sociale s'étend bien au-delà de la communauté des humains compense l'absence d'institutions sociales."

"En Europe, on pense que les humains sont une espèce ( Homo sapiens sapiens) tout à fait à part parce qu'ils ont une intériorité. par intériorité on entend la conscience réflexive, la capacité de communiquer par le langage, c'est-à-dire des aptitudes à la fois morales et cognitives qui distinguent l'homme de toutes les autres espèces naturelles. Cette idée a commencé à s'établir et à se renforcer à partir du XVIIe siècle et a pris sa forme définitive à la fin du 19e siècle. pourtant les lois de la physique ,de la chimie, de la biologie montrent qu'il ne s'agit pas d'une espèce singulière sur le plan de ses dispositions physiques. En effet, cette espèce est régie par les mêmes lois de la pesanteur, de la chimie moléculaire, etc... que les autres.
Dans les sociétés animistes d'Amazonie et dans le nord de l'Amérique du Nord mais aussi en Sibérie, dans certaines régions d'Asie du Sud-Est et dans certaines régions de Mélanésie, c'est exactement l'inverse qui prévalait. La plupart des non humains pas tous avaient aussi une âme , une sorte de disposition interne, une intériorité semblable à celle des hommes. En revanche les dispositions physiques variaient selon les espèces chacune occupant une sorte particulière de niche écologique. C'est tout à fait vraisemblable puisque effectivement le monde d'un poisson n'est pas celui d'un oiseau qui n'est pas celui d'un humain qui n'est pas celui d'un insecte etc... Chacun de ces mondes est constitué par les prolongements, les capacités physiques et sensorielles de chaque espèce. Cette théorie avait d'ailleurs été développée en éthologie par le grand éthologue Jakob Von Uexküll. Il était saisissant de constater que les Amérindiens l'avait déjà intégrée, non sous la forme d'une théorie, mais d'une façon de penser."

La page Philippe Descola sur Lieux-dits

 


 

PHILIPPE DESCOLA & TIM INGOLD
 Être au monde. Quelle expérience commune ?

Philippe Descola : "Composer un monde, ce n'est pas se faire une représentation d'un monde déjà présent dont il y aurait autant de visions, autant de représentations différentes que de cultures ; ce ne peut être une représentation de cet ordre car ce monde présent n'existe pas, il n'est nulle part et ne peut être décrit. Composer un monde, c'est une façon de percevoir, d'actualiser, de détecter (ou non) les qualités de notre environnement et les relations qui s'y créent. "

Tim Ingold : " Vivre, croître, faire partie d'une société : tout cela peut se perpétuer parce qu'il y a, dans le tramage des existences, des embranchements laissés libres, des chemins inexplorés. Je pense que le travail de l'anthropologue est, précisément, de suivre ces chemins."

La page Philippe Descola sur Lieux-dits


JACQUES LEBRE
A bientôt

"Quelqu’un qui regarderait ma bibliothèque et à qui je dirais que je suis ignorant jouerait peut-être l’étonnement. Pourtant, c’est la vérité, lire ce n’est pas tellement apprendre (au sens scolaire du terme) c’est recevoir, un peu comme la terre reçoit la pluie et l’absorbe. Un livre, en quelque sorte, vient humidifier notre terreau."


LASZLO KRASZNAHORKAI
La mélancolie de la résistance

Traduction du hongrois de Joëlle Dufeuilly

 "Dans l’épaisse obscurité de la pièce tout semblait inerte : l’eau sale dans la cuvette émaillée ne frémissait plus, sur les trois crochets en fer du portemanteau, telles de lourdes côtes de porc au-dessus d’un étal, pendaient inertes le gilet, la blouse et la veste molletonnée, l’énorme trousseau de clés ne s’agitait plus sous la serrure, ayant totalement épuisé la pulsion donnée précédemment par Mme Eszter. Et comme s’ils avaient attendu cet instant, comme si cette inertie totale et ce calme absolu marquaient un signal, dans cet intense silence, trois jeunes rats émergèrent de sous le lit de Mme Eszter. Le premier se glissa prudemment, suivi de près par les deux autres, avant de s’immobiliser, museaux levés, prêts à bondir ; ensuite, sans faire de bruit, ils repartirent et firent, en s’arrêtant à chaque mètre, sous l’emprise de leur méfiance instinctive, le tour de la pièce. Tels de téméraires éclaireurs au service d’une armée conquérante chargés avant l’assaut de reconnaître les positions ennemies, ils contrôlèrent la base des murs, les angles effrités et les larges fissures du plancher vermoulu, comme s’ils dressaient la distance précise qui séparait leur cachette de la porte, de la table, de l’armoire, du tabouret branlant, du rebord des fenêtres — puis, sans avoir rien touché, en un éclair de temps, ils coururent sous le lit situé à l’angle de la pièce, et se faufilèrent l’un après l’autre par le trou secret dans le mur qui les conduisait à l’air libre. Il leur avait fallu moins d’une minute pour saisir que le moment était venu de prendre la fuite car leur infaillible instinct les avait avisés que quelque chose allait se passer, et c’est sur cette simple mais profonde intuition qu’ils avaient opté pour la retraite immédiate. "

" "Tu n’as rien à craindre", répéta l’homme, et lui de hocher la tête, et de lever les yeux vers le ciel. Il leva les yeux et eut l’impression soudaine que le ciel n’était pas à sa place, il regarda à nouveau, terrifié, et découvrit qu’à la place du ciel il n’y avait plus rien, alors, il baissa la tête, et avança simplement parmi les bottes et toques de fourrure, comme s’il venait soudain de comprendre qu’il était inutile de poursuivre sa quête, ce qu’il cherchait n’était plus, avait été englouti par la terre, par cette marche, par la conspiration des détails."


VALERIE MASSON-DELMOTTE
Quel climat pour vous, vos enfants, vos petits-enfants?

"J'ai travaillé en particulier sur les années de croissance des arbres qui nous permettent de connaître les variations passées de la croissance des arbres en France sur huit cents ans. J'essaie de chercher un ancrage avec le paysage. Nous avons travaillé avec des chênes vivants du côté du plateau de Fontainebleau. En France, les chênes très anciens sont rares parce que les forêts sont gérées depuis très longtemps. Les chênes peuvent avoir deux cents ans mais rares sont ceux qui ont quatre cents ans ou davantage. Nous complétons nos observations avec des poutres de bâtiments historiques, par exemple dans les charpentes du château de Fontainebleau, ou dans les écuries. Cela nous permet de combiner des échantillons d'âges différents et de caractériser les variations du climat pendant la saison de croissance des arbres en région parisienne sur huit cents ans." 

 


NATHALIE QUINTANE
Tomates

 "Le fascisme, c’est aussi vestiges, restes, habitudes, incohérences – cinq ans, vingt ans après. Ou un pressentiment, dix ans, un an avant. Rend le monde poreux. Montent alors les signes d’un temps sombre que tu apprends à lire et reconnais en descendant lentement, comme Alice dans son puits très profond découvre qu’elle a le temps de regarder autour d’elle et de se demander ce qui va se passer. Souvent tu frottes tes yeux, pour accommoder, car le fascisme en ses débuts ou en sa fin n’est pas sûr. "


VALERIE MASSON-DELMOTTE, CHRISTOPHE CASSOU
Parlons climat en 30 questions

" Le système climatique est constitué de l’atmosphère (couche gazeuse enveloppant la Terre), la lithosphère (sol, croûte terrestre), l’hydrosphère (mers et océans, rivières, nappes et réservoirs profonds), la cryosphère (banquise, neige, glaciers continentaux, calottes polaires, lacs et rivières gelés, sols gelés ou pergélisol*) et la biosphère (organismes vivants). Ces milieux échangent en permanence, mais de manière variable et sous différentes formes, de l’énergie, de l’eau, des substances minérales et organiques (ex. : le carbone).
Les masses d’air se mélangent à l’échelle planétaire en quelques mois. L’océan de surface interagit avec l’atmosphère à toutes les échelles de temps (du jour à plusieurs décennies). Les courants marins dus à la rotation de la Terre, à la forme géographique des bassins océaniques, aux vents, mais aussi à la densité de l’eau de mer qui dépend de sa température et salinité, assurent en plusieurs centaines d’années les échanges entre les deux hémisphères, et entre la surface et les eaux profondes. La cryosphère et la lithosphère peuvent stocker de l’eau et du carbone pendant des milliers à des millions d’années. L’ensemble est modulé par les perturbations du bilan énergétique de la planète, que certains processus physiques (dits de rétroaction) peuvent amplifier ou stabiliser. "



"Environ 2 400 milliards de tonnes (Gt) de CO2 ont été émises par les activités humaines depuis 1850, dont environ le tiers sur les 20 dernières années (2000-2019). Pour la seule année 2019, on relève ~ 40 Gt provenant à 89 % de la combustion des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz naturel), le reste (11 %) étant lié à l’effet net des changements d’usages des terres (en particulier la déforestation). Les émissions de CO2 ont baissé temporairement (~ 5,5 %) en 2020 du fait de la pandémie de covid-19 (ralentissement industriel, baisse des transports) mais ont déjà rebondi de 5 % en 2021. "

CORMAC McCARTHY
Stella Marris
Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Paule Guivarch

 " L’Institut avait été fondé pour lui et un autre mathématicien du nom de Dieudonné, par un Russe fortuné du nom de Motchane – si c’était bien son vrai nom – qui était fou à lier. L’Institut s’inspirait du modèle de l’IAS. À Princeton. Oppenheimer faisait partie du conseil scientifique. J’y suis restée un an, mais les fonds avaient déjà commencé à se tarir. Finalement je n’ai pas touché la totalité de ma bourse. J’étais la seule femme là-bas. Au début tout le monde croyait que je travaillais à la cuisine. "


ZYGMUNT MILOSZEWSKI
Inestimable

Traduction du polonais de Kamil Barbarski

"Quand la Land Rover avança d’une quinzaine de centimètres, Bogdan profita d’un moment de répit pour se dégager du trou de vase, se hisser un peu sur le matériel d’assurage, remonter le cordage dont l’autre extrémité avait été attachée à un arbre au sommet du ravin. Il soupira… et sentit le sol se dérober sous ses pieds. Il cria, agita bêtement les bras et s’écroula, emporté par le torrent de boue qui s’animait d’un flux véloce tel un jet d’eau projeté à travers un barrage rompu. La masse l’entraîna par le fond avec les pierres, les buissons et tout ce que la glèbe de Sakhaline recelait, c’est-à-dire certainement de l’or, des diamants et des dépouilles de mammouths. "

 


 " Le sous-secrétaire jura et quitta la salle de réunions au pas de course, tandis que Zofia Lorentz plongeait le regard dans le paysage de Pruszkowski. Il était probable que personne ici ne savait que cet étrange paysage martien représentait en réalité l’aube qui se levait sur les prisonniers politiques déportés dans les bagnes de Sibérie. " "On était en Pologne. Ici, aucun paysage n’était simplement un paysage."

Witold Pruszkowski ( 1846-1896)



EDGAR HILSENRATH
Nouvelles
Traduction de l'allemand de Chantal Philippe

"Lorsque je repense à cette époque, fin des années cinquante et début des années soixante, je suis bien obligé de dire que ce n’était pas facile. Le jour, je travaillais comme débarrasseur dans un restaurant, un petit boulot qui me permettait de garder la tête hors de l’eau, la nuit j’étais écrivain ou disons, un écrivain qui croyait fermement qu’il le deviendrait. C’était aussi une époque solitaire, car je vivais là-bas [à New York] comme auteur allemand en exil (alors qu’officiellement je n’en étais même pas un), autrement dit, j’écrivais en allemand dans un environnement linguistique étranger. Ce qui rend marginal. Je me battais tous les jours pour la langue allemande, je me battais contre un monde qui aurait bien voulu que je pense en anglais et que, comme la plupart des émigrants, je raccroche la langue allemande au clou."


"L’antisémitisme d’autrefois ne se rencontre plus guère dans la jeunesse. Nous assistons plutôt à un nouveau phénomène. Les fils et filles de ceux qui criaient « Sieg Heil ! » voudraient bien relaver la veste de l’histoire allemande. Ils ont trouvé un truc. Cela s’appelle « vision objective de l’histoire ». Voilà à peu près ce que ça dit : « Tout cela n’est pas si grave. Qu’ont fait les Américains au Vietnam ? Et les horreurs commises par les Russes. Et le Cambodge etc. Mais surtout, les Israéliens. Ce qu’ils font avec les Arabes. Et la crise du Liban. Ce n’était pas un génocide, peut-être ? – J’ai vu mes amis de gauche soupirer de soulagement pendant la guerre du Liban : “Enfin ! Maintenant nous pouvons dire que les Juifs sont eux-mêmes des nazis. Tout ça n’est pas si grave. Nos pères l’ont fait avant. Ils le font maintenant. Oublions tout ça.” » Eh bien non, ça ne marche pas comme cela. Je n’ai pas bombardé le Vietnam, ni tué de Cambodgiens, ni touché un seul cheveu d’un Arabe. Une partie de ma famille a disparu à Auschwitz et dans d’autres camps, d’autres ont été fusillés en Pologne et en Russie. Tout ce que mon père et ma mère possédaient nous a été arraché, et j’ai moi-même été poursuivi pendant des années. J’ai donc le droit de rappeler le souvenir, même si je ne recherche pas la vengeance. Les six millions. Qu’ont-ils à voir avec le conflit israélo-palestinien ? À l’époque, il n’y avait ni Israël, ni guerre du Liban. Pour les six millions, il n’y a pas d’excuse, et aussi longtemps que je devrai exprimer leur plainte, je l’exprimerai. Il n’existe pas de considération objective de l’histoire, c’est-à-dire, elle existe, mais elle n’a aucune validité. Tout ce qui s’est passé en Allemagne et ailleurs au nom du peuple allemand ne peut pas être balayé par des événements qui n’ont rien à voir avec ceux qui l’ont subi et ceux qui l’ont commis."

La page Edgar Hilsenrath sur Lieux-dits


NEAL CASSADY
Lettre sur l'histoire de Joan Anderson

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) & avant-propos de Pierre Guglielmina
Présentation, chronologie & bibliographie par A. Robert Lee

 

 "La littérature est un tas de choses qu’elle n’a même pas commencé à être."
JACK KEROUAC, Journaux de bord, 1947-1954

 "Voici la lettre perdue et reconquise, recélée et retrouvée, escamotée et mise en évidence (donc aux enchères), qui met fin à l’inscription légendaire déplaisante d’un Neal Cassady, héros survolté, déjanté et jamais tempéré d’une Amérique sur la route, puis sur la touche. "

"La gelée tentatrice de son moi physique égalait son être spirituel tout entier en ce que cette molle masse excessive créait bien trop de matière à travers laquelle patauger, et cette défense adéquate défaisait mon attaque merveilleusement décontractée. "



SMITH HENDERSON
Yaak Valley, Montana

Traduction de l’américain de Nathalie Peronny

"Elle mettait le nez dehors uniquement pour empocher son chèque des services sociaux et passer voir son dealer, quelque part dans les hauteurs, à la limite des terres sauvages de la Yaak Valley. Parfois elle sortait s’acheter des céréales. On la croisait en ville toute poudrée de blanc, les lèvres barrées de rouge et des traînées bleuâtres autour des yeux, un drapeau américain abstrait, un commentaire vivant sur son propre pays, ce qu’elle était d’une certaine manière. "


JEAN-NOËL RIEFFEL
Eloge des oiseaux de passage

Journal d'un ornithologue un peu perché

"L'oiseau de passage est l'oiseau migrateur par excellence : il parcourt le monde pour échapper aux frimas de l'hiver, se reproduire dans des contrées plus hospitalières. C'est le trait d'union entre la géographie des deux hémisphères terrestres, l'artisan léger de l'alliance entre la terre et le ciel."

"A cette époque, j'avais des envies d'espèces animales plein la tête: je voulais voir les macareux moines des Sept-îles. Ils trônaient sur un poster de la Ligue pour la protection des oiseaux au-dessus de mon lit, juste à côté d'une affiche représentant Les Mouettes de Nicolas de Staël, peintre dont j'aimais la manière de rendre lumineuse la nature par de vifs aplats de couleur. Je voulais scruter l'envol des vautours fauves dans la vallée d'Ossau, apercevoir dans les Alpes mon premier gypaète, oiseau charognard et casseur d'os dont la moustache et le sourcil noir très dessinés me faisaient penser au regard inquiétant de Salvador Dali."


HORACIO CASTELLANOS MOYA
L'homme apprivoisé
Traduction de l'espagnol (Salvador) de René Solis

" Il a toujours aimé s’asseoir aux terrasses des cafés et des bars dans les villes où il a vécu, regarder passer les gens, observer ceux qui l’entourent. Il apprécie de laisser son esprit divaguer, d’épier son voisin, d’imaginer son métier, ses occupations. Depuis l’époque où il était jeune journaliste, il est très fier de son flair pour détecter des flics en civil, des mouchards, des escrocs. Il a fait du pur produit de son imagination une qualité."

La page Horacio Castellano Moya sur Lieux-dits


 HORACIO CASTELLANOS MOYA
La mémoire tyrannique
Traduction de l'espagnol (Salvador) de René Solis

"Le vieux Pericles assurait que la révolte chez lui venait de loin, que sa colère était un héritage maternel. Il était parvenu à cette conclusion au fil des ans et, à mesure qu’il vieillissait, il en était de plus en plus sûr. Son grand-père avait été un fameux général, chef du contingent indien et figure du parti libéral, fusillé par les conservateurs dans les années 1890, après avoir pris la tête d’une révolte. La mère du vieux Pericles, doña Licha, qui était alors une jeune fille de quinze ans et la fille aînée du général, avait été amenée à la place d’Armes pour assister à l’exécution de son père ; et la tête du général rebelle avait été plantée sur un pieu à l’entrée pour dissuader toute résistance chez les Indiens. “Je ne vois que ça pour expliquer la rage que je ressens parfois contre ces salopards”, m’a dit le vieux Pericles un soir où il était en veine de confessions. Ce qu’il n’avait pas dit, c’était qu’il était déçu qu’aucun de ses enfants n’ait hérité de cet esprit rebelle de cette colère envers les puissants, qu’il valorisait au plus haut point. "


PIERRE MICHON
Les deux Beune

"Dans la grande cuisine flottait âcrement cette odeur de poussière, immémoriale et comme fossile, de boue si ancienne qu’elle est devenue comestible, que font en cuisant les betteraves. Jean le Pêcheur, un couteau à la main, épluchait une soupe. De sa besace, son sac-médecine ouvert sur la table à côté de poireaux, sortait un paquet de Gitanes maïs entamé. "


 

 

COLSON WHITEHEAD
Nickel Boys
Traduction de l'américain de Charles Recoursé

 " Le jour de la rentrée, les élèves de Lincoln High School recevaient leurs nouveaux manuels d’occasion récupérés auprès du lycée blanc de l’autre côté de la rue. Sachant où partaient leurs livres, les élèves blancs les avaient annotés à l’intention de leurs successeurs : Va te pendre, le nègre ! Tu pues. Va chier. Le mois de septembre était une découverte des épithètes en vogue chez la jeunesse blanche de Tallahassee, épithètes qui, à l’instar de la longueur des ourlets et des coupes de cheveux, variaient d’une année sur l’autre. Quelle humiliation d’ouvrir un manuel de biologie à la page du système digestif et de tomber sur un Crève sale NÈGRE, mais au fil de l’année scolaire, les élèves cessaient progressivement de prêter attention aux diverses insultes et suggestions déplacées. Comment tenir jusqu’au soir si chaque ignominie vous envoyait au fond du trou ? Il fallait apprendre à ne pas se laisser distraire. Mr Hill arriva à Lincoln alors qu’Elwood entrait en première. Il salua les élèves de son cours d’histoire et inscrivit son nom au tableau. Après quoi il leur distribua à tous un feutre noir et leur ordonna de commencer par barrer tous les gros mots dans leurs manuels. « Ça m’a toujours fait enrager de voir ça, dit-il. Vous êtes là pour apprendre, ne vous laissez pas parasiter par ces imbéciles. » Comme les autres, Elwood hésita un instant avant de se lancer. "

"Desmond était affecté aux champs de patates douces. Et ne s’en plaignait pas. Il aimait l’odeur chaude et tourbée des tubercules avant la récolte, qui lui rappelait la transpiration de son père lorsqu’il rentrait du travail et vérifiait que son fils était bien bordé. "

La page Colson Whitehead sur Lieux-dits


 

ALAIN ROUSSEL
Le texte impossible,
suivi de Le vent effacera mes traces

"Ça me prend comme ça, au dépourvu. Je ressens d'abord, face au monde, un vide immense, presque douloureux. Le sentiment m'assaille que plus rien ne passe entre nous, que la communication avec l'univers est rompue. Dans ces moments-là, il me semble que la banalité acquiert une existence réelle, dangereuse. Je vois en elle une puissance maligne qui grignote les choses, les fond en une sorte de masse. Son chef-d'œuvre est sans nul doute la foule anonyme déambulant dans les rues des grandes villes."

"Ma joie d'exister est telle actuellement que je m'accommoderais du plus futile des événements. Je bois ma bière : ma vie est là, tout entière, dans cet acte dérisoire. Le spectacle de la salle m'assaille, à la fois m'enlace et m'agresse de toutes parts. Des présences qui s'entassent là, dans un bruyant tohubohu, je n'ai rien perçu tout d'abord. C'est souvent ainsi quand j'entre dans un café et que la lumière au dehors est trop vive. La pénombre m'envahit d'un voile noir et c'est à peine si j'arrive à discerner ces grandes taches grises rectangulaires que forment les tables et dont les coins acérés me lardent la hanche au passage, tels des fauves à l'affût."


"J'écris ces phrases qui serpentent de méandre en méandre, de virgule en virgule, dont la finalité m'échappe comme le reste, tombant parfois dans les points ouverts en abîme qui renvoie l'écho dans les profondeurs, verbe insatiable et moi à l'intérieur, me débattant de toutes mes forces pour ne pas être enseveli ou momifié, transformé en statue d'argile comme tous ces zombis animés seulement d'un semblant de vie, juste pour y croire un peu, agissant mécaniquement selon des formules banales, stéréotypées que la société, cabaliste d'un nouveau genre, leur place dans la bouche, sous la langue, afin qu'ils ressassent continuellement les mêmes paroles, les mêmes poncifs éculés, usés jusqu'à la moelle."

La page Alain Roussel sur Lieux-dits


JAVIER CERCAS
Le chateau de Barbe Bleue
. Terra Alta III
Traduction de l'espagnol de Aleksandar Grujicic et Karine Louesdon

 " — J’ai compris son jeu dès qu’elle s’est mise à poser des questions sur la bibliothèque, continue-t-il. “Voilà, je me suis dit. Encore une passionnée de romans.” Je parie qu’elle a lu les livres de ce Cercas et qu’elle a avalé toutes les conneries que l’autre raconte sur toi, elle doit se dire que la bibliothèque, c’est juste une couverture pour toi, un truc dans le genre… Ta légende te poursuit, l’Espagnolard. "

La page Javier Cercas sur Lieux-dits


JAVIER CERCAS
A la vitesse de la lumière

Traduction de l'espagnol de Élisabeth Beyer et Aleksandar Grujičić

 " — Il fait presque jour, l’ai-je entendu dire.
C’était vrai : la lumière blafarde de l’aube inondait le salon, dotant tout ce qui l’habitait d’une réalité fantomatique ou précaire, comme si c’était un décor enseveli dans un lac, et aiguisant en même temps le profil de Rodney, dont la silhouette se découpait confusément contre le bleu cobalt du ciel ; un instant j’ai pensé que, plus que le profil d’un oiseau rapace, c’était celui d’un prédateur ou d’un félin. "


JAVIER CERCAS
Les lois de la frontière

Traduction de l'espagnol de Élisabeth Beyer et Aleksandar Grujičić

"La ville aussi avait entièrement changé. À cette époque-là, Gérone avait cessé d’être cette ville d’après-guerre qu’elle était encore à la fin des années soixante-dix pour devenir une carte postale, une ville postmoderne, enjouée, interchangeable, touristique et ridiculement contente d’elle-même. En réalité, il restait peu de chose de la Gérone de mon adolescence. Les charnegos avaient disparu, anéantis par la marginalisation et l’héroïne ou dissous dans la prospérité économique du pays, avec leurs emplois stables et leurs enfants et petits-enfants scolarisés dans le privé et parlant catalan – le catalan était devenu, avec l’instauration de la démocratie, une langue officielle ou co-officielle."


CHRISTIAN SALMON
La tyrannie des bouffons

sur le pouvoir grotesque

 " Le phénomène Trump n’est pas l’histoire d’un fou qui se serait emparé du pouvoir par surprise. Bien au contraire, il dit la vérité de l’époque. La victoire de Trump ne fut pas seulement une surprise électorale ou un accident, ce fut l’entrée dans une ère politique inconnue. Depuis son accession à la présidence des États-Unis, le phénomène s’est globalisé, ouvrant la voie à une sorte d’arc-en-ciel du pouvoir grotesque : la tyrannie des bouffons. "


 "Gesticulant au premier plan, usant de fake news et de provocations, le pouvoir grotesque incarne une nouvelle forme de pouvoir qui assure son emprise non pas par la rationalité, la tradition ou le charisme cher à Max Weber, mais par l’irrationalité, la transgression, la bouffonnerie. Trump en a été la première manifestation, mais nous avons vu au cours de notre enquête les figures de ce pouvoir outrageusement maquillé et grotesque se multiplier aux quatre coins de la planète, tels des hologrammes d’une révolution qu’on disait populiste. Jair Bolsonaro au Brésil, Boris Johnson au Royaume-Uni, Matteo Salvini et Beppe Grillo en Italie, Modi en Inde...
Dans leur ombre, un autre personnage est apparu, plus discret, peu idéologisé, surfant sur les vagues de données : la figure austère de l’informaticien. Sous Boris Johnson, Dominic Cummings. À l’ombre de Donald Trump, Brad Parscale. Dans les coulisses des meetings de Matteo Salvini, la « Bestia » de Luca Morisi. L’informaticien a acquis au fil des ans une réputation de magicien capable de transformer le plomb du discrédit en or de l’engagement. Sous les clowneries du bouffon, la virtuosité du geek. Sous le désordre apparent du carnaval, la rigueur des algorithmes. Ce qui se joue sur la scène du carnaval politique, c’est le théâtre paradoxal de la dérision et de l’expertise, la synchronisation des figures carnavalesques et des machines algorithmiques. C’est un moment transpolitique, le passage de l’écriture de l’histoire au flamboiement du discrédit. "

 "Même les pitreries les plus grotesques ne doivent rien à l’improvisation ; elles obéissent à des lois précises, celles du discrédit et de l’engagement. La dérision nourrit le discrédit. L’engagement le transforme en votes. Il ne s’agit plus de propagande de masse au sens strict, car ce qui est propagé à travers les réseaux sociaux, ce sont des messages personnalisés, fondés sur un microciblage de l’électorat et de ses attentes, filtrés dans le Big Data et profilés par les algorithmes. Car le  grotesque caractérise non seulement les acteurs, mais la scène politique tout entière, désinvestie et disqualifiée. Et, sur cette scène, le visage facétieux du clown et celui, austère, de l’ingénieur ont commencé à s’effacer eux aussi devant la puissance anonyme de Facebook, Twitter et des GAFAM. Sous le pouvoir grotesque, c’est la puissance anonyme des algorithmes qui mine les institutions démocratiques et le débat public. Le risque vient de la rencontre de deux phénomènes : la génération de textes basée sur l’intelligence artificielle et les chatbots sur les réseaux sociaux."


ERRI DE LUCA
Grandeur nature

Traduction de l’italien de Danièle Valin

 "Je me console avec des exemples admirables du passé. John Milton, poète anglais qui a vécu après Shakespeare, est devenu aveugle et a dit que ce n’était pas un malheur. Un malheur c’est l’incapacité à le supporter. Il a vu ses livres condamnés au bûcher, il a senti l’odeur du papier brûlé à la place de sa chair. Et il a continué à écrire."


"Par où commence Marek le peintre ? Par la tête, par le béret enfoncé sur le front, par les cheveux qui couvrent les oreilles et les protègent du froid et des cris du marché. Le visage ? Pas encore. Marek descend avec la couleur noire le long de la barbe, puis le noir s’étend en cascade, pesant sur les épaules, la veste, jusqu’à la poitrine et : c’est tout. Le portrait est une coulée noire avec un ovale en haut encore vide."

 "Il déploie d’abord un arc-en-ciel opaque composé de taches et de points autour de la tête, une auréole de confettis. C’est un fond lumineux, tel qu’est le passé, qui n’était pas ainsi quand il était présent. Il le devient sous la pression du remords et de la gratitude.
Marek n’est pas encore prêt à regarder et à peindre son père en face.
Alors, il se rappelle la graisse de la saumure qui décolorait le noir de son paletot. Il fait couler dessus un peu de diluant. Et il se souvient d’une cravate, la seule, qu’il peint autour de son cou, nouée comme le faisait sa mère. Car un marchand de poissons doit se présenter dignement sur son étal au marché."

« Il le voit maintenant. Il le voit à travers ses larmes.
Il ne replace pas la toile sur le chevalet, il la pose par terre et commence par les yeux. Les pupilles grandes ouvertes sont noires, celles des harengs pêchés entre la Baltique et l’Islande. Et ce noir est entouré du blanc de la glace. Il change de pinceau, en prend un large et encercle de rouge les yeux de son père. Pas ses joues maigres, ce n’est pas un masque de Pourim, d’un carnaval yiddish. Ce n’est pas un jour de fête, c’est un jour de marché. Son père se dresse bien droit au milieu des caisses de harengs, il regarde son fils en face.
 "Les cernes rouges sont la marque du métier, un mélange de sueur, de saumure, d’insomnie de journées commencées bien avant l’aube. Ceux qui se réveillent avec le soleil déjà levé ne savent rien des jours entamés en pleine nuit. Le peintre prend la liberté de ce rouge autour des yeux. Ce n’est pas une liberté, c’est la reconnaissance d’une humilité enfin comprise, approchée par les pinceaux comme une caresse. Sans un sanglot, Marek pleure et peint. "

La page Erri De Luca sur Lieux-dits

Marc Chagall, Le Père, 1911


JACQUES RANCIERE
Penser l'émancipation
dialogue avec Aliocha Wald Lasowski

Aliocha Wald Lasowski : " Travaillant dans les marges et sur les bords, là où la politique est souvent invisible ou mise à l'écart, Rancière rappelle que l'enjeu se situe dans « le découpage sensible du commun de la communauté, des formes de sa visibilité et de son aménagement. "

AliochaWald Lasowski : "Pour Rancière, comme il l'explique dans Chroniques des temps consensuels, « le consensus qui nous gouverne est une machine de pouvoir ». Le consensus - qui se veut indiscutable - s'impose comme une grille définitive d'interprétation du monde. « Le consensus ne nous demande que de consentir. » Pour Rancière, il faut, au contraire, « affirmer qu'il y a plusieurs manières de décrire ce qui est visible, pensable et possible. Cette autre manière a un nom. Elle s'appelle politique."

Jacques Rancière : "L'invention politique est un bricolage qui connecte des lieux, des formes et des temps qui n'étaient pas connectés, tout comme elle « bricole » en mettant en rapport une affaire de travail, ou de santé, avec l'égalité et la communauté. C'est ce qui fait la parenté de la politique avec l'art: il n'y a pas de création ex nihilo, mais une redistribution des choses, une redisposition des éléments qui font que, tout d'un coup, un paysage sensible qui n'existait pas se met à exister."

Jacques Rancière : "Ce qui fonde la soumission n'est pas l'ignorance mais la défiance : le sentiment qu'il n'y a pas d'autre monde possible, que l'on n'est pas capable d'en construire un autre ou que les autres n'en sont pas capables. L'émancipation, c'est la rupture de cette logique de la défiance." 

La page Jacques Rancière sur Lieux-dits


 THOMAS MULLEN
La dernière ville sur terre
Traduction de l'anglais (Etas-Unis) de Pierre Bondil

" La route menant à Commonwealth1, longue et peu engageante, s’étirait sur des miles au-delà de Timber Falls, s’enfonçant profondément dans les bois de résineux où les arbres croissaient plus haut encore, comme si le soleil les mettait au défi d’atteindre ses trop rares rayons. Telles deux armées perchées au sommet de falaises antagonistes, des sapins de Douglas dominaient de leur grande taille la route jonchée de rochers. Même les voyageurs qui, toute leur vie durant, s’étaient vu rappeler leur insignifiance, ressentaient une humilité particulière le long de cette portion de chaussée, sous la pénombre surnaturelle qui l’engloutissait. Après avoir parcouru bon nombre de miles entre les troncs, elle s’incurvait sur la droite et les arbres s’écartaient un peu. La terre brune et d’occasionnelles souches indiquaient que la forêt n’avait été que partiellement et récemment éclaircie, au prix d’une ténacité extrême. La clairière était en pente légère. Au bas du relief, un arbre coupé de frais bloquait la chaussée. Dans son écorce épaisse un panneau avait été cloué : une mise en garde adressée à des voyageurs qui n’existaient pas, un cri silencieux lancé vers les forêts sourdes. "

 " Icare avançait paisiblement et prudemment, probablement effrayé par l’aspect que prenaient les troncs des arbres à la lumière de la lanterne, les cinq ou six mètres inférieurs étant illuminés alors que le reste s’associait au néant, qu’il n’y avait rien d’autre que les esprits de la forêt en suspension au-dessus d’eux. Ou peut-être l’animal était-il effrayé, car il sentait qu’il portait un poids mort, que la légère humidité sur certaines de ses vertèbres était le sang d’un homme encore vivant quelques instants plus tôt. La neige crissait sous ses sabots et Graham oscillait à mesure qu’ils progressaient sur le sol inégal. "

La page Thomas Mullen sur Lieux-dits


MICHELLE ALEXANDER
la couleur de la justice
incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux Etats-Unis

traduction de l’anglais (Etats-Unis) de Anika Scherrer

"Il y a plus d’adultes africains-américains sous main de justice aujourd’hui – en prison, en mise à l’épreuve ou en liberté conditionnelle – qu’il n’y en avait réduits en esclavage en 1850. L’incarcération en masse des personnes de couleur est, pour une grande part, la raison pour laquelle un enfant noir qui naît aujourd’hui a moins de chances d’être élevé par ses deux parents qu’un enfant noir né à l’époque de l’esclavage. "

 "Aujourd’hui, les États-Unis ont le taux d’incarcération le plus élevé du monde, surpassant de loin celui de presque tous les pays développés et surpassant même ceux de régimes répressifs comme la Russie, la Chine ou l’Iran. En Allemagne, on compte 93 détenus pour 100 000 habitants, adultes et mineurs confondus. Aux États-Unis, le taux est environ huit fois plus élevé, avec 750 détenus pour 100 000 habitants."

 


 "Le trait le plus frappant de cette incarcération de masse est sa dimension raciale. Aucun autre pays dans le monde n’emprisonne autant ses minorités raciales ou ethniques. Les États-Unis incarcèrent un plus grand pourcentage de sa population noire que l’Afrique du Sud au plus fort de l’apartheid."

 "Ce système, que l’on appellera ici l’incarcération de masse, n’enferme pas uniquement des personnes derrière les barreaux de véritables prisons, mais également derrière des barreaux et des murs virtuels. Le terme d’incarcération de masse ne renvoie pas uniquement au système judiciaire mais également au réseau plus large de lois, de règlements, de politiques et de coutumes qui contrôle ceux qui sont étiquetés criminels, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des prisons. Une fois libérés, les ex-détenus pénètrent dans un monde occulte de discrimination légale et d’exclusion sociale permanente. Ils sont membres de la nouvelle sous-caste de l’Amérique."

 " Le fait que dans de nombreuses grandes villes américaines, plus de la moitié des jeunes hommes noirs soient actuellement sous le contrôle du système judiciaire ou traînent un casier judiciaire, n’est pas, comme beaucoup l’avancent, un simple symptôme de la pauvreté ou de mauvais choix, mais plutôt la preuve qu’un nouveau système de castes raciales est à l’œuvre. "

 " En moins de deux décennies, la population carcérale a quadruplé et un nombre très élevé de gens de couleur pauvres des quartiers urbains, dans tous les États-Unis, ont été placés sous le contrôle du système judiciaire et ont écopé d’un casier judiciaire pour la vie. Quasiment du jour au lendemain, d’énormes segments de la population des ghettos ont été relégués de façon permanente à un statut de seconde classe, privés du droit de vote et soumis à une surveillance perpétuelle et au contrôle des services de police. "

 "Cependant, l’inconfortable vérité, c’est qu’il existera toujours des différences raciales parmi nous. Même si l’héritage de l’esclavage, de Jim Crow et de l’incarcération de masse était complètement dépassé, nous resterions une nation d’immigrants, et de peuples indigènes, au sein d’un monde plus vaste, divisé par la race et l’ethnicité. C’est un monde dans lequel il y a une extraordinaire inégalité raciale et ethnique, et notre nation a des contours poreux. Pour ce qui est de l’avenir prévisible, l’inégalité raciale et ethnique restera une caractéristique de la vie américaine."

"C’est là qu’interviennent les exceptions noires. Le succès très visible de certaines personnes noires joue un rôle clé dans le maintien du système de castes raciales. Les « success stories » noires accréditent l’idée que n’importe qui, peu importe que l’on soit très pauvre ou très noir, peut arriver au sommet, du moment que l’on fait suffisamment d’efforts. Ces histoires « démontrent » que la race n’est plus pertinente. Alors que les « success stories » sapaient la logique de Jim Crow, elles renforcent au contraire le système de l’incarcération de masse. La légitimité de l’incarcération de masse dépend de l’idée largement répandue selon laquelle tous ceux qui semblent piégés au bas de l’échelle sociale ont choisi leur destin. "


THOMAS MULLEN
Minuit à Atlanta
Traduction de l'anglais (Etas-Unis) de Pierre Bondil

 "La décision de supprimer la ségrégation dans les établissements scolaires avait initialement abasourdi les Blancs, depuis les gouverneurs jusqu’au bas de l’échelle sociale, mais une fois le premier choc passé, une colère absolue avait succédé. Maintenant, le Sud blanc se mobilisait avec fébrilité. Les nouveaux Conseils de citoyens blancs organisaient des rassemblements, rédigeaient des lettres et mettaient un point d’honneur à châtier financièrement les Noirs qui disaient ou faisaient quelque chose pour favoriser l’accès aux droits civiques. "


Jacob Lawrence- Migrations. 1941


THOMAS MULLEN
Temps noirs
Traduction de l'anglais (Etas-Unis) de Anne-Marie Carrière

 "Des chênes majestueux ombragent la route nouvellement pavée. De part et d’autre s’étendent des champs d’arachides, de maïs et de coton. Jeremiah passe devant des bicoques sans fenêtres, au toit affaissé. Il hume le parfum du chèvrefeuille et de l’ambroisie, s’essuie le nez du revers de sa manche, il n’a pas de mouchoir au fond de sa poche, juste les soixante-quinze cents. Les avait-il le jour de son arrestation ? Il ne s’en souvient pas. Il s’agit peut-être d’une indemnité versée par l’État de Géorgie. "


THOMAS MULLEN
Darktown
Traduction de l'anglais (Etas-Unis) de Anne-Marie Carrière

"Atlanta, 1948. Sous le mandat présidentiel de Harry Truman, le département de police de la ville est contraint de recruter ses premiers officiers noirs. Parmi eux, les vétérans de guerre Lucius Boggs et Tommy Smith. Mais dans l’Amérique de Jim Crow, un flic noir n'a le droit ni d'arrêter un suspect, ni de conduire une voiture, ni de mettre les pieds dans les locaux de la vraie police. "


DOUG JOHNSTON
Voyous

 Traduction de l’anglais (Écosse) de Marc Amfreville

 "Tyler observait sa sœur tandis que la lumière de l’écran tremblotait sur le visage de la petite fille. Un dessin animé : l’histoire d’un garçon qui découvre un anneau magique et se transforme en super-héroïne, un truc plutôt sympa qui bousculait la définition des sexes. Bean se mordilla le bord des lèvres avant de sourire franchement, et il entrevit le trou, là où la dent de lait était tombée. Il s’était débrouillé pour rassembler les deux livres que donne la souris dans ces cas-là quand elle l’eut mis au courant du tarif en vigueur après avoir posé la question dans la cour de récré. Il trouvait étonnant qu’elle y croie encore, étant donné tout ce qui se passait autour d’elle. "


SHANNON BURKE
Black Flies

Traduction de l’anglais (États-Unis) de Diniz Galhos

"Un patient, c’est comme un dossier, un appel téléphonique ou un client. Un patient, c’est du boulot. Culturellement, on considère que les malades doivent être traités avec compassion, mais les normes du monde extérieur et celles de l’hôpital sont en parfaite opposition. L’indifférence est chose commune. Les exemples de cruauté spontanée sont choses communes. Si vous n’y prenez pas garde, vous en viendrez un jour à souhaiter la mort de quelqu’un, par simple paresse."

"« Ralentis un peu, dis-je. C’est là que je travaille. Au bout de ce bloc. »
Papa s’arrêta à l’intersection de la 136e Rue et de Lenox Avenue, et tous observèrent la vieille station décatie, les papiers sales soulevés par le vent, les graffitis. Un moment se passa ainsi. Aucun d’eux n’ouvrit la bouche. Un sans-abri apparut au coin de la rue, claudiqua jusqu’à nous et se pencha en direction de la vitre en tendant la main. « On peut y aller », dis-je. Papa redémarra, un peu trop vite. Les pneus crissèrent.
C’était juste pour vous montrer », lançai-je, et papa continua à conduire sans dire un mot. "


  OSCAR MARTINEZ
Les morts et le journaliste

Traduction de l’espagnol (Salvador) de René Solis

"Tellement de journalistes l’ont dit. Notre travail ne consiste pas à être à l’endroit indiqué à l’heure indiquée. Ça, c’est le boulot des livreurs de pizzas ou des trains. Notre travail ne se limite pas à dire des choses. Notre travail implique d’autres verbes : comprendre, douter, raconter, expliquer, dévoiler, révéler, affirmer, questionner. Aucun de ces verbes ne saurait se contenter de ce qui sort de la bouche d’un policier après un “affrontement”. Mais tellement de gens semblent l’accepter comme une chose tellement normale."

 " J’aimerais faire du journalisme qui change des choses. Mais personne n’est en prison à cause de ce qui est arrivé à Rudi et ses frères, ni pour ce qui est arrivé au fils de Consuelo, et presque tous les politiques sur lesquels j’ai révélé des affaires de corruption ou des pactes avec des pandillas sont toujours en place, ou ont trouvé asile dans le pays d’un petit dictateur quelconque. Il est clair pour moi qu’une enquête journalistique a beau être intelligente, multiplier les preuves et soigner son style pour les présenter, il n’y a aucune certitude que quelque chose de ce que j’ai mentionné change. Et pourtant, pour résumer, j’aimerais bien faire chier des gens et en rendre visibles d’autres.
Et donc cela fait plusieurs années que j’ai décidé d’arrêter de me torturer avec ce que je veux pour me poser la question de ce que je peux. Le problème étant que là non plus je n’ai pas trouvé la réponse idéale. J’ai beaucoup aimé ce qu’a dit Hersh à San Salvador : “Nous pouvons faire un bien énorme si nous ne lâchons pas l’histoire. Tu ne peux pas les obliger (les dirigeants politiques) à ce qu’ils fassent les choses correctement, mais tu peux faire en sorte qu’il soit très compliqué pour eux de faire les choses incorrectement.” La formule m’a enthousiasmé. Si on ne peut pas changer les choses en totalité, tu peux au moins rendre difficile qu’elles suivent leur cours, et finir par parvenir à ce que peut-être elles changent un peu. "



2023

JANE HARPER
Les oubliés de Marralée
Les enquêtes d'Aaron Falk tome 3 sur 3
Traduction de l'anglais (Australie) de David Fauquemberg

 " On rassembla des volontaires pour passer de nouveau le champ de foire au peigne fin. Puis le parking, puis les vignes de part et d’autre. Le landau avait été placé face à l’est, vers le fond du champ de foire et l’autre sortie, utilisée en cas de trop grande affluence. Par-delà celle-ci commençait le bush, et un petit chemin qui ne menait qu’à un seul endroit. Les recherches se poursuivirent le long de ce chemin, jusqu’à la retenue d’eau. "


GERARD ALLE
Il faut buter les patates

" Il faisait un temps noir. Il faisait un pays noir. Il aurait pu être roux ou bien vert, gris, vert-de-gris, gris bleu, mais là, il était noir. D’un noir pas franc, d’un noir qui ne se dit pas, d’un noir d’ardoise. Autrefois, on avait ouvert les entrailles de la terre pour en extraire de quoi couvrir les toits. Drôle d’idée. Ça n’avait pas duré. Dans ce pays, rien ne dure que la dure réalité noire. Depuis, les puits restaient comme au temps jadis, comme autant de blessures rongées de pourriture noire. Mauvaise mine. Nul n’avait songé à jeter un linceul sur leurs béances obscènes, et les maisons des anciens carriers s’abîmaient en fin de carrière dans le deuil, bouches bées, toutes fenêtres ouvertes sur l’industrie abandonnée."

 "Qu’est-ce que je fous derrière les barreaux ? Je peins. Je peins mon histoire. Je la barbouille. Je la griffe. Au bas des champs du cauchemar, qui ne gardent que le souvenir du bocage, je fais couler un sang noir qui part au ruisseau, puis du ruisseau vers la mer, charriant son comptant de nausée. Du haut vers le bas, l’eau descend l’avenue des fientes et lisiers. De son côté, qu’il suive la voie express ou les chemins de traverse, l’Homme pressé, l’Homme compresse, passe invariablement par mon grand tamis. Du haut des terres jusqu’au bord de la mer, l’Homme tamisé de nostalgie achève de se dissoudre dans l’alcool. Sur la grève, l’algue verte prolifère. Et l’odeur pestilentielle de l’algue verte en putréfaction chasse le touriste loin des embruns. Les hôtels ferment. Merci, les embruns du Crédit Agricole ! "

"Arrivé là, au bout du champ, je me dis, moi qui n’ai jamais buté personne :
— Avant le prochain grain, il faudra butter les patates. "


JOACHIM B. SCHMIDT
Kalmann

 Traduction de l'allemand (Suisse) de Barbara Fontaine

"Une fois, j'avais proposé à Nói de me rendre visite à Raufarhöfn pendant l'été, comme ça j'aurais pu l'emmener à la pêche, mais il avait refusé parce qu'il trouvait la pêche ennuyeuse. Pourtant ça lui aurait sûrement plu, puisqu'il m'avait révélé un jour son rêve de vivre dans une cabane quelque part au Canada ou en Alaska, de vivre exclusivement de la nature, loin de sa mère. Mais avec une connexion Internet, des armes à feu modernes et beaucoup de whisky. "


PETER FARRIS
le présage

Traduction de l'américain de Anatole Pons-Reumaux

" Les Quarters étaient peu à peu devenus un ghetto tentaculaire, mal éclairé, sans route goudronnée, pour familles pauvres, coincé entre Mercy Oaks et la rivière. Les maisons étaient étroites et en enfilade, souvent surpeuplées, avec des matelas à même le sol, animées vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les averses de printemps inondaient les routes et on reconnaissait celui qui venait des Quarters à ses empreintes de pas, des hélices d’argile rouge qui partaient vers les fermes de coton et les champs de tabac le matin et revenaient des juke-joints le soir. "


MICHEL PASTOUREAU
Noir. Histoire d'une couleur

"Le corbeau du reste n'a pas toujours été noir. La mythologie grecque raconte comment cet oiseau protégé d'Apollon était à l'origine aussi blanc que l'oie ou le cygne ; mais une délation malvenue causa sa perte et en fit un oiseau noir.
Apollon en effet était amoureux de la belle Coronis, une mortelle avec qui il conçut Aesculape. Un jour, devant se rendre à Delphes, le dieu chargea le corbeau de surveiller la jeune femme en son absence. L'oiseau vit qu'elle se rendait sur une plage pour y rencontrer son amant, le bel Ischys. Malgré les objurgations de la corneille, qui lui conseillait sagement de ne rien dire, le corbeau s'empressa de tout rapporter à Apollon. Furieux, le dieu fit tuer Coronis. Puis, se repentant d'avoir écouté l'oiseau délateur, il le maudit et décida de l'exclure de la famille des oiseaux blancs : dorénavant et pour l'éternité son plumage sera noir."


EDWARD ABBEY
Le retour du gang
Traduction de l'américain de Jacques Mailhos

"- T'es qu'un enfoiré d'antinucléaire, lance une voix dans la foule.
- Et comment ! Cette bougresse d'industrie de l'uranium a presque entièrement dévasté le Sud-Est de l'Utah. Maintenant ils veulent attaquer l'Arizona Strip. J'suis contre. J'suis...
-T'es un contriste, Seldom. T'es contre tout."

La page Edward Abbey sur Lieux-dits


EDWARD ABBEY
Le gang de la clef à molette
Traduction de l'américain de Jacques Mailhos

"La ville de Tucson, d’où il venait, où il revint, était désormais cernée par une ceinture de silos à missiles balistiques intercontinentaux Titan. Le désert vaste et libre se faisait excorier de toute végétation, de toute vie, par des bulldozers D-9 géants qui lui rappelaient les modèles Rome Plows utilisés pour araser le Vietnam. Ces terres mortes créées par les machines évoluaient en zones où proliféraient buissons roulants et lotissements immobiliers, sinistres furoncles de taudis à venir, construits en planches vertes de dix centimètres sur cinq, cloisons d’aggloméré et toits préfabriqués qui s’envoleraient au premier vrai vent. Et tout ça sur les terres de créatures libres : le crapaud cornu, le rat du désert, le monstre de Gila, le coyote. Même le ciel, ce dôme de bleu délirant qu’il avait jadis cru hors d’atteinte, était en train de se transformer en une décharge pour les rebuts gazeux des hauts fourneaux, pour toute cette crasse que Kennecott, Anaconda, Phelps-Dodge et American Smelting & Refining Co. pulsaient dans le ciel public. Un vomi d’air vicié pesait sur sa patrie. "


EDWARD ABBEY
Un fou ordinaire
Traduction de l'américain de Jacques Mailhos

"Au-delà du mur de la ville irréelle, au-delà des enceintes de sécurité coiffées de fil de fer barbelé et de tessons de bouteille, au-delà des périphériques d’asphalte à huit voies, au-delà des berges bétonnées de nos rivières temporairement barrées et mutilées, au-delà de la peste des mensonges qui empoisonnent l’atmosphère, il est un autre monde qui vous attend. C’est l’antique et authentique monde des déserts, des montagnes, des forêts, des îles, des rivages et des plaines. Allez-y. Vivez-y. Marchez doucement et sans bruit jusqu’en son cœur. Alors… Puissent vos sentes être légères, solitaires, minérales, étroites, sinueuses et seulement un peu en pente contraire. "


EDWARD ABBEY
Le feu sur la montagne

Traduction de l'américain de Jacques Mailhos

— Tu as vu ce lièvre, Billy ?
— Oui, Grand-père. C’est le dixième. Dix lièvres sur la route depuis qu’on a quitté El Paso.
— On est presque à la maison, alors. On compte en moyenne un lièvre mort tous les huit kilomètres. Cette année. Mais il y a dix ans, tu pouvais faire toute la route de Baker à El Paso sans en voir plus d’un. "


EDWARD ABBEY
Seuls sont les indomptés

Traduction de l'américain de Jacques Mailhos et Laura Derajinski

"Il les entendit s’éloigner. Bruyantes et creuses, leurs bottes et leurs voix résonnaient dans le long couloir d’acier, s’entrechoquant comme des échos au fond d’une grotte. "

"Optimistes ? continua-t-il. Non, pas vraiment. Je n’imagine pas le monde s’améliorer. Comme toi, je le vois plutôt empirer. Je vois la liberté qu’on étrangle comme un chien, partout où mon regard se pose. Je vois mon propre pays crouler sous la laideur, la médiocrité, la surpopulation, je vois la terre étouffée sous le tarmac des aéroports et le bitume des autoroutes géantes, les richesses naturelles vieilles de milliers d’années soufflées par les bombes atomiques, les autos en acier, les écrans de télévision et les stylos-billes. C’est un spectacle bien triste. Je ne peux pas t’en vouloir de refuser d’y prendre part. Mais je ne suis pas encore prêt à battre en retraite, malgré l’horreur de la situation. Si tant est qu’une retraite soit possible, ce dont je doute. " (1956)


"Il attendit avant de pousser la porte et se tint un moment enveloppé dans la radiance de la lumière, l’or et le bleu du ciel, la chaleur blanche purificatrice, les feuilles jaunissantes des peupliers de Virginie, la poussière, et la fragrance des tamaris le long des canaux d’irrigation. Il entra et trouva une fraîcheur crépusculaire, une obscurité, l’odeur de la bière, l’odeur du vin, l’odeur des Mexicains et des chiens et des chômeurs. Entrer dans ce bar était comme entrer dans une grotte, et quitter le monde réel, ou peut-être seulement imaginaire, le laisser à l’extérieur, dans la poussière et le soleil. "

"Les grandes falaises s’adossaient au ciel fluide, semblaient tomber à travers l’éther tandis que la terre tournait, se teintaient d’ambre couleur whisky dans les longs lacs de lumière du soleil couchant. Mais aucune luminosité ne pouvait adoucir les bords déchiquetés et les plateaux aux abrupts éclats de granit ; dans cet éther limpide, chaque angle et chaque fissure projetait une ombre aussi dure, aussi nette, aussi aiguisée et aussi réelle que le roc lui-même – et alors qu’elles demeuraient ainsi depuis dix millions d’années, les falaises dégageaient une illusion de violence terrible stoppée nette, figée dans le temps, de puissance latente."


JERÔME LAFARGUE
Lisière fantôme

 " Ils se sont postés sur un rehaut colonisé par un bosquet de genévriers, d’aubépines et de cornouillers sauvages. Pâte à modeler logée dans leurs lance-pierres, ils se déplacent en silence pour se rapprocher, pieds nus sur la terre cuite par le soleil. Ils ne portent qu’un short élimé. Torses et visages, déjà brunis, sont couverts de boue séchée en guise de camouflage. Les yeux noirs du petit blond, les bleus du grand brun n’ont besoin de se croiser qu’une fois. Un hochement de tête. C’est le signal. Hurlant tels des guerriers surgis de temps anciens, les deux mioches fondent sur leur cible, une famille attablée à une table de pique-nique à l’abri de la fournaise. "

La page Jérôme Lafargue sur Lieux-dits

 


WALLACE STEGNER
Lettres pour le monde sauvage
Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Anatole Pons-Reumaux

 " Auprès d’une telle rivière, il est impossible de croire que l’on sera un jour pris par l’âge et la fatigue. Chacun des sens fête le torrent. Goûtez-le, sentez sa fraîcheur sur les dents : c’est la pureté absolue. Observez son courant effréné, le constant renouveau de sa force ; il est éphémère et éternel. Et écoutez-le bruire de nouveau : éloignez-vous suffisamment pour que le son de tonnes d’eau qui tombent cesse de vous assourdir, et prêtez l’oreille à tout ce qui se passe en dessous – une symphonie entière de petits bruits, de sifflements et d’éclaboussures, le bavardage des chenaux secondaires, le murmure des gouttes soufflées et éparses qui se retrouvent pour souffler de nouveau, secrètes et irrésistibles, au milieu des rochers humides. "

 "Murphy était en fait un affable cow-boy du Montana, ivrogne, sentimental, sans doute malhonnête et dans l’ensemble inoffensif, comme des dizaines d’autres."

La page Wallace Stegner sur Lieux-dits


CORMAC McCARTHY
Le passager
Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Serge Chauvin

 " Emmitouflé dans une couverture de survie grise qu’il avait sortie du sac de secours il buvait du thé brûlant. La mer sombre clapotait autour de lui. Le bateau des garde-côtes ancré à cent mètres ballottait dans la houle feux de mouillage allumés et au-delà à dix milles au nord on voyait les phares des camions progresser vers l’est sur la route 90 en quittant La Nouvelle-Orléans pour rejoindre Pass Christian, Biloxi, Mobile. Le concerto pour violon no 2 de Mozart résonnait dans le magnéto. Il faisait six degrés et il était trois heures dix-sept du matin."

" Le printemps venu, des oiseaux commencèrent à affluer sur la plage après avoir traversé le golfe. Des passereaux exténués. Des viréos. Des tyrans et des gros-becs. Trop épuisés pour bouger. On pouvait les ramasser dans le sable et les tenir dans sa paume tout tremblants. Leur petit cœur battant, leurs yeux papillotant. Toute la nuit il arpentait la plage avec sa lampe torche pour repousser les prédateurs et à l’approche de l’aube il s’endormait dans le sable avec les oiseaux. Afin que nul ne trouble ces passagers. "


JEROME BACCELLI
A un étage près

 "Salim, concentré sur la beauté de la libellule, s’efforçait de ne faire aucun mouvement, il ne voulait plus qu’elle s’envole.
– Tout ça ce n’est pas votre faute… Y avait-il autre chose qui vous attirait, à part l’analyse financière ? demanda enfin Elisa.
Salim haussa ses larges épaules de travailleur de la terre.
– J’ai grandi au milieu d’un désert, d’abord au Pakistan, ensuite, dans ce pays, dans une plaine aride à quarante kilomètres de la ville la plus proche. Que croyez-vous que l’on y cultive, sinon l’envie d’en sortir ? "


LIZE SPIT
Je ne suis pas là

Traduction du néerlandais (Belgique) de Emmanuelle Tardif


 "Est-ce que j’ai lu quelque chose à ce sujet sur un forum, est-ce que la Licorne ou le Dr Khany m’ont déjà parlé de l’approche à privilégier lorsque j’aurai retrouvé Simon, dans une minute ? Les personnes bipolaires – j’entends toujours les mots de Khany – donnent souvent l’impression d’être invincibles, mais en fait, elles sont justement incapables d’affronter toutes ces possibilités, toute la complexité de la vie. C’est pourquoi elles se cramponnent à un seul aspect des choses, s’y jettent corps et âme, la plupart du temps avec des conséquences désastreuses. "


ASH DAVIDSON
Les derniers géants

traduction de l’anglais (États-Unis) de Fabienne Duvigneau

 "Il y a cent ans, toute la côte était plantée d’arbres comme ceux-ci. Des milliers et des milliers d’hectares. Les cimes des grands séquoias se fondaient dans le brouillard au-dessus de leurs têtes. "

" D’abord, Pete cloue des échelons dans le tronc, et puis il grimpe avec son assistant… jusqu’à deux mètres, deux mètres cinquante. Ensemble, ils tronçonnent une entaille, du côté où ils veulent que l’arbre tombe, comme ça…” Rich joignit les mains en dessinant un angle de quarante-cinq degrés pour montrer la forme de l’entaille directionnelle. “Ils retirent le morceau – quand je dis morceau, je te parle d’une tranche de bois qui fait dans les quatre mètres de large – et ils enfoncent des coins. Ensuite, ils passent de l’autre côté. Là, ils coupent… un trait d’abattage bien droit. Et ils se barrent en courant."


EDUARDO VIVEIROS DE CASTRO
L'inconsistance de l'âme sauvage
Catholiques et cannibales dans le Brésil du XVI ème siècle
Traduction du portugais (Brésil) de Aurore Becquelin et Véronique Boyer

Antonio Viera, 1657:  " Vous qui avez parcouru le monde et avez pénétré dans les maisons des plaisirs princiers, vous avez vu dans ces espaces et ces allées de jardin deux sortes de statues très différentes : les unes de marbre, les autres de myrte. La statue de marbre est de réalisation difficile, en raison de la dureté et de la résistance du matériau ; mais une fois faite, il n’est jamais plus nécessaire d’y toucher, car elle maintient et conserve toujours la même apparence. La statue de myrte est d’exécution plus aisée, étant donné la facilité avec laquelle les rameaux se plient ; cependant, il faut sans cesse la retravailler et la retoucher pour qu’elle reste identique. Si le jardinier n’est plus là, en quatre jours surgit une branche qui lui traverse les yeux, une autre qui lui déforme les oreilles et deux autres qui, de cinq doigts, en font sept ; ce qui il y a peu semblait encore un homme est déjà une confusion verte de myrte. C’est la même différence qui s’observe entre les différentes nations pour ce qui concerne la doctrine de la foi. Il y a des nations qui sont naturellement dures, tenaces et constantes, qui accueillent difficilement la foi et abandonnent à regret les erreurs de leurs ancêtres : elles résistent avec les armes, doutent avec l’entendement, rejettent avec la volonté, se retranchent, s’obstinent, argumentent, répliquent et ne se soumettent qu’après beaucoup d’efforts ; mais une fois qu’elles sont soumises, et qu’elles ont reçu la foi, elles demeurent fermes et constantes, comme des statues de marbre ; il n’est jamais plus nécessaire d’y retravailler. Il y a d’autres nations, en revanche, comme celles du Brésil, qui accueillent tout ce qu’on leur enseigne avec grande docilité et facilité, sans argumenter, sans rétorquer, sans douter, sans résister. Mais ce sont des statues de myrte qui, sans la main et les ciseaux du jardinier, perdent leur apparence nouvelle et retournent à la brutalité ancienne et naturelle, à l’état sauvage où elles étaient auparavant. […] Le maître de ces statues doit les seconder constamment : une fois il coupe ce qui surgit de leurs yeux afin qu’elles croient ce qu’elles ne voient pas ; une autre fois il taille ce qui leur sort des oreilles afin qu’elles n’accréditent pas les fables de leurs ancêtres ; une autre fois encore, il élague ce qui leur pousse aux pieds, pour qu’elles s’abstiennent des actes et mœurs barbares de la gentilité. Et c’est seulement de cette manière, en persistant à travailler contre la nature du tronc et les dispositions des racines, qu’on peut conserver à ces plantes rudes leur forme non naturelle et le maintien de leurs rameaux ."


 " Notre idée de la culture dessine un paysage anthropologique peuplé de statues de marbre et non de statues de myrte. Nous pensons que toute société tend à persévérer dans son être – la culture étant la forme réflexive de cet être – et qu’il faut une violente et massive pression pour la transformer et la déformer. Nous croyons surtout que l’être d’une société est dans sa persévérance : la mémoire et la tradition sont le marbre identitaire dans lequel est taillée l’image de la culture. Nous croyons enfin qu’une fois converties en d’autres qu’elles-mêmes, les sociétés qui ont perdu leurs traditions les ont perdues sans retour : qu’il n’y a pas de revirement, que la forme antérieure a été mortellement atteinte ; le mieux qui puisse advenir est l’émergence d’un simulacre inauthentique de la mémoire, dans lequel l’« ethnicité » et la mauvaise conscience se disputent l’espace de la culture perdue. Et cependant, pour des sociétés dont le fondement est la relation à l’autre et non la coïncidence à soi, où la relation prime la substance, peut-être rien de tout cela ne fait-il sens :

James Clifford, 1988: Les récits de rencontre et de changement culturels ont été structurés par une dichotomie omniprésente : absorption par l’autre ou résistance à l’autre. […] Mais que se passe-t-il si l’identité est conçue non comme une frontière à maintenir mais comme un nœud de relations et de transactions impliquant activement un sujet ? Le ou les récits de l’interaction doivent alors être plus complexes, moins linéaires et moins téléologiques. Qu’est-ce qui change quand le sujet de l’« histoire » n’est plus occidental ? Comment les récits de rencontre, de résistance et d’assimilation, sont-ils perçus par des groupes où l’échange plus que l’identité est la valeur fondamentale à défendre ? "

"Pour les Amérindiens, "il ne s’agissait pas de plaquer de façon obsessionnelle leur identité sur l’Autre, ou de rejeter celui-ci au nom de la supériorité de sa propre ethnie, mais bien de transformer leur propre identité en établissant une relation avec lui : l’inconstance de l’âme sauvage, en son moment d’ouverture, est l’expression d’un mode d’être où « l’échange plus que l’identité est la valeur fondamentale à défendre », pour reprendre l’idée forte de James Clifford.
Affinité, donc, et non point identité, telle était la valeur fondamentale recherchée."

" Guerre contre les ennemis, hospitalité envers les Européens, vengeance cannibale ou gloutonnerie idéologique faisaient littéralement partie du même combat : absorber l’autre et, ce faisant, se transformer soi-même. "

 "Une culture n’est pas un « système de croyances », mais – si elle doit être quelque chose – un dispositif de structuration potentielle de l’expérience, capable de conserver des contenus traditionnels et d’en absorber de nouveaux : c’est un dispositif culturant de fabrication des croyances. "


AUDUR AVA OLAFSDOTTIR
La vérité sur la lumière

Traduction de l'islandais de Eric Boury

 "Le plus surprenant, toutefois, c’est sa façon de passer du plus petit au plus grand au sein d’un seul et même paragraphe, elle parle d’une feuille ou d’une maille de tricot et vous fait tout à coup remarquer que les étoiles d’une même constellation sont distantes de plusieurs millions d’années-lumière. Je me dis parfois qu’elle ne faisait aucune différence entre l’infime et l’infini, entre le principal et l’accessoire. Ou plutôt que dans sa tête, l’infime était l’infini et l’infini l’infime. Ce qui est en adéquation avec son intime conviction selon laquelle tout est lié. En

 "Puis il se tourne vers la fenêtre pour regarder dehors. Un goéland au bec jaune et aux plumes ébouriffées est perché sur un réverbère dans la rue, je le regarde descendre en planant vers le trottoir et battre des ailes entre les voitures dans la clarté jaunâtre.
J’ai laissé la fenêtre du salon ouverte pour aérer la nuit dernière et une petite pellicule blanche de givre s’est déposée sur le rebord. Je devrais peut-être rempoter mon bégonia."

La page Audur Ava Olafsdottir sur Lieux-dits


JARED DIAMOND
Bouleversement
Les nations face aux crises et au changement

Traduction de l’anglais (États-Unis) de Hélène Borraz

"Si un extraterrestre mal intentionné voulait mettre au point la méthode la plus efficace pour infecter les humains avec des zoonoses, il tenterait de maximiser ses chances en mettant en contact le plus d’espèces de mammifères possible avec le plus d’humains possible. Et par quel biais miraculeux ? Un marché chinois d’animaux sauvages ! [...] Lorsque le SRAS a fait son apparition sur les marchés en 2004, cela aurait dû être un signal d’alarme pour la Chine, qui aurait dû fermer définitivement ces marchés. Au lieu de cela, ils sont restés ouverts. Lorsque la Covid-19 est apparue à Wuhan en décembre 2019, on a rapidement soupçonné qu’elle avait fait son apparition sur le marché de cette ville. Bien que nous n’ayons pas encore de preuve que cela soit vrai, tout indique que les animaux sauvages et leur commerce en constituent la source."
" La Covid-19 est provoquée par un coronavirus très étroitement lié aux deux précédentes épidémies de coronavirus zoonotiques, le SRAS et le MERS. Ces virus semblent tous provenir de chauves-souris et peuvent nous atteindre, nous les humains, via d’autres animaux, comme ce fut le cas pour le SRAS qui provenait de civettes palmistes vendues sur les marchés d’animaux sauvages."

 "Bref, il est certain qu’au cours de la vie de la plupart d’entre nous, les taux de consommation par habitant dans le Premier Monde seront inférieurs à ce qu’ils sont aujourd’hui. La seule question est de savoir si nous y parviendrons de manière planifiée et volontaire, ou contraints et forcés et de façon désagréable.
Il est également certain qu’au cours de notre vie, les taux de consommation par habitant dans de nombreux pays en voie de développement densément peuplés ne seront pas 32 fois inférieurs à ceux des pays riches mais bien plus proches du taux actuel de ces derniers. Ces tendances constituent des objectifs souhaitables, non d’horribles perspectives auxquelles nous devrions résister. Nous savons déjà suffisamment de choses pour aller dans le bon sens ; ce qui manque le plus, c’est la volonté politique. "

 " Le message principal de Walden (H. D.Thoreau) était que je devais découvrir ce que je voulais vraiment dans la vie, et ne pas me laisser séduire par la vanité de la reconnaissance. "


FRANCK MIGNOT
Mollesse

"Il y a longtemps Pierre et moi avions des discussions intellectuelles qu’il partage désormais avec ses collègues thésards. À moi, l’ordinaire, le quotidien. C’est malgré tout plus authentique. Parfois, il s’autorisait à me parler comme un livre, alors je l’écoutais en mettant des lunettes. Il parlait d’état d’urgence, de droits fondamentaux, de liberté grignotée, en citant tout un tas de types qui avaient déjà dit ceci, cela. Lors de notre balade, il l’a surtout fait pendant les descentes, les montées requéraient tout son souffle."


DAVID FOSTER WALLACE
Petits animaux inexpressifs 
Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Charles Recoursé

« Dis-leur que t’avais huit ans. Ton frère avait cinq ans et ne parlait pas. Dis-leur que le visage fatigué de ta mère pendait de sa tête, que les hommes d’abord et elle ensuite l’avaient rendue laide. Que son visage pendait comme ça plein d’amour pour un homme silencieux au regard vide qui vous a laissés sur le bord de la route en train de toucher un bout de bois à jamais. Dis-leur comment ta mère vous a abandonnés à côté d’un champ d’herbe sèche. Dis-leur que le champ et le ciel et la route avaient la couleur du vieux linge. Dis-leur que vous avez passé toute la journée avec la main sur un poteau, ta main et la main blanche d’un bébé brisé, à attendre ce qui était toujours revenu, chaque fois, avant. » Faye applique la poudre. « Dis-leur qu’il y avait une vache. » Julie déglutit. « Dans le champ, près de l’endroit où vous étiez accrochés à la clôture. Dis-leur que la vache est restée là toute la journée, à mastiquer quelque chose qu’elle avait avalé depuis longtemps et à vous regarder. Dis-leur comment elle te regardait sans la moindre expression. Comment elle est restée là toute la journée à vous regarder avec sa grosse tête sans expression. "

La page David Foster Wallace sur Lieux-dits

 


JONATHAN FRANZEN
Crossroads
Traduction de l'anglais (Etats unis) de Olivier Deparis

"Elle lut pendant tout le trajet jusqu’à Phoenix, puis, dans un second avion, pendant tout le trajet jusqu’à Albuquerque. Elle ne termina pas tout à fait ce livre, mais peu importait. Le rêve d’un roman était plus résistant que d’autres formes de rêve. On pouvait l’interrompre au milieu d’une phrase et y revenir plus tard. "

 

 

 

La page Jonathan Franzen sur Lieux-dits


JURICA PAVICIC
Le Femme du deuxième étage

Traduction du croate de Olivier Lannuzel

" Elle allume la lumière. Face à elle, sous l’éclairage éblouissant, son espace de travail : la cuisine de la prison.
Elles sont trois en cuisine. L’une s’appelle Mejra, une Rom de la frontière hongroise, qui a poignardé son beau-père, à raison selon Bruna. Elle est arrivée à la prison avant Bruna et elle y restera encore un moment quand Bruna sera partie. L’autre s’appelle Vlatka, une Zagréboise, la cinquantaine avancée, à l’allure cruelle et légèrement aristocratique. Vlatka a été condamnée pour de multiples escroqueriesdans des affaires immobilières. "

" Tout ce qui lui revient comme souvenir, c’est un espace standard dépouillé. Le curé et le gâteau, la prière et le plat de pašticada, les claviers, l’hymne, la pâte d’amandes et le fromage de brebis. Les taches sur la nappe, le slow lançant la soirée, les grains de riz jetés et le goulasch pour dégriser les soûlots. Un mariage comme tous les autres, se dit-elle chaque fois qu’elle y pense. Et elle ressent un malaise à la limite de la honte. Le matin qui suivit la noce, elle se réveilla pour la première fois dans une nouvelle maison, dans un nouveau lit qui sentait encore la colle."


TONY HILLERMAN
La trilogie Jim Chee
Traduction de l'anglais (Etats-Unis) Pierre Bondil, Daniele Bondil

Le peuple des ténèbres
Le vent sombre
La voie du fantôme

" Ce livre est dédié au bon peuple de Coyote Canyon, Navajo Mountain, Littlewater, Two Gray Hills, Heart Butte et Borrego Pass, et avant tout à ceux que l’on déracine des lieux ancestraux qui étaient les leurs dans les Territoires Communs Navajo-Hopi. "

"Le pick-up truck piqua brusquement du nez vers un wash étroit. Chee passa la première, freina pour s’arrêter et inspecta l’arroyo. Le problème allait être de ressortir de l’autre côté. Ce wash charriait très peu d’eau même après de fortes précipitations et, de part et d’autre de la piste, buissons de mesquite et herbes-aux-lapins poussaient haut, ce qui limitait l’érosion. Néanmoins, des années de sape avaient rendu la rive opposée suffisamment abrupte pour qu’il semble hasardeux d’espérer la faire franchir au véhicule à la seule puissance du moteur. "


COLSON WHITEHEAD
Harlem shuffle
Traduction de l'américain de Charles Recoursé

"Tout était bon pour différer le retour vers les chambres étouffantes, les éviers bouchés et le papier tue-mouches noir de bestioles, autant de choses qui leur rappelaient leur place dans le système. Invisibles sur les toits-terrasses, les habitants des plages de goudron pointaient du doigt les lumières des ponts et des vols de nuit. "


JON SEALY
Florida

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Mathilde Helleu

" Le sénateur était un homme jeune, aux cheveux noirs et aux lunettes à monture d’écaille. Il avait quelque chose de reptilien. L’ossature de son visage, la façon dont ses cheveux étaient plaqués en arrière sur son crâne lui donnaient l’air de rouler à cent trente kilomètres-heure avec la capote baissée. "


JOHN VERCHER
Sangs mêlés

Traduction de l'anglais (Etats Unis) de Clément Baude

" Les bennes à ordures puaient la nourriture en décomposition et la bière éventée. Les réverbères éclairaient les flocons de neige qui planaient dans l’air figé, comme autant de lucioles prises au piège. Bobby, les poumons raidis par le froid, commençait à avoir du mal à respirer. Il cala sa cigarette sur son oreille, prit une dose de son inhalateur, craqua enfin l’allumette. Le soufre lui piqua le nez et le fit pleurer. Il se frotta les yeux et vit, à travers la clôture qui entourait la plate-forme de déchargement, qu’il y avait quelqu’un de l’autre côté. "


JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
Paris quand même

"Peu de temps après qu'elles furent redécouvertes et dégagées lors du percement de la rue Monge, il fut question de détruire les arènes de Lutèce pour installer à leur place un dépôt de tramway. Victor Hugo, alerté, adressa alors le 27 juillet 1883 une lettre au président du conseil municipal en le pressant vivement de sauver ces rares vestiges. Il le fit avec l'autorité qui était la sienne vers la fin de sa vie et avec sa force rhétorique habituelle, qui ne dédaignait pas une certaine simplification : "Il n'est pas possible que Paris, la ville de l'avenir, renonce à la preuve vivante qu'elle a été la ville du passé. Le passé amène l'avenir. Les arènes sont l'antique marque de la grande ville. Elles sont un monument unique. Le conseil municipal qui les détruirait se détruirait en quelque sorte lui-même." Mais par-delà la tribune, la leçon - qui porta - est juste, et elle l'est d'autant plus si l'on pense à ce havre de paix que sont aujourd'hui les arènes, utilisées comme terrain de jeux par les habitants du quartier, et où l'absence de toute mise en scène solennelle a justement pour effet de libérer la rêverie. Le passé n'entonne pas forcément des hymnes, il chantonnerait plutôt, mais c'est là quelque chose de fragile que la patrimonialisation, aussi efficacement qu'un bulldozer, anéantit. "

La fabrique, 2022


Présentation de l'éditeur : Le sujet de ce livre, ce sont les atteintes dont Paris et notamment son coeur ont été victimes ces derniers temps. A la destruction systématique de quartiers entiers qui a été la marque des années 60 à 90 du siècle dernier a succédé une forme plus subtile mais qui étend son emprise au point de rendre méconnaissables des pans entiers de la ville, littéralement offerts à l'exhibition capitaliste et à la servilité qu'elle appelle. Mais à cette ville qui est à la fois celle du pouvoir et celle qui se vend continue de s'en opposer une autre, indifférente aux formes réifiées du patrimoine, qui continue de se vivre comme le champ d'une expérimentation quotidienne. Cette lutte entre une ville prête à réciter la leçon que les « décideurs » lui imposent et une ville consciente de ce qu'elle a porté dans l'histoire et qui se réinvente à partir de ses traces, Paris quand même la décrit à travers trente-sept courts chapitres qui sont autant de promenades où, d'un quartier à un autre, d'un désastre à un miracle, l'on passe de l'effarement à la joie, de la colère à l'émerveillement, et du ton du pamphlet à la logique filée de la glissade.

La page Jean-Chritophe Bailly sur Lieux-dits


ARNALDUR INDRIDASON
Le roi et l'horloger

Traduction de l'islandais de Eric Boury

"L’artisan savait depuis longtemps que cette merveille n’était pas une horloge ordinaire, elle avait été conçue par Isaac Habrecht, un Suisse qui avait passé la plus grande partie de sa vie à la cathédrale de Strasbourg où il avait élaboré la grande horloge qu’on admirait dans le monde entier. Celle-ci marquait non seulement le passage du temps avec ses aiguilles, mais elle indiquait également les jours de la semaine et les mois."


ERIK MARTINY
l'indélicatesse

 "La balle vint se ficher dans son torse, juste au-dessous du cœur. Je me fis la réflexion qu’elle avait peut-être atteint une des valves de l’aorte.
Toujours est-il que la peau immaculée d’Alexandre se mit à blêmir.
Il me dévisagea avec ses yeux écarquillés de lapin foudroyé, oscillant la tête comme pour dire non.
Son sang s’épanchait librement comme un coulis de framboise. En décomposant son geste, il porta la main au trou qui perforait son torse.
La lumière éblouissante enrobait la scène d’une blancheur irréelle.
Il leva vaguement le bras, comme s’il voulait opposer un refus à ce qui venait de se passer. Il était déjà nettement moins séduisant. "


MATHIEU BELEZI
Le Petit roi

"Nous mangeons en regardant le feu, porte et fenêtres closes, dans le silence humide d’une nuit d’automne, veillés par l’ampoule qui tombe nue du plafond. Au mur l’horloge a repris le compte des heures, à présent que les cigales et les martinets se sont tus ; c’est un lent battement qui nous entraîne, nous recouvre et nous obscurcit, préparant déjà nos échines aux rigueurs de l’hiver. 
— Qu’est-ce qu’elle fait ?
— Qui ?
— Maman. "


PHILIPPE VASSET
Une vie en l'air

"C’est un long trait de béton, tendu à sept mètres au-dessus de la Beauce, entre les communes de Saran, Cercottes, Chevilly et Ruan. Tout entortillé d’arbres et de pylônes, il déroule ses arches au-dessus des champs, avant de disparaître sous les futaies. Etirée sur dix-huit kilomètres, la structure échappe largement au regard : on n’en voit que des tronçons, morcelés par la topographie.
La piste ne mène nulle part, et pourtant je l’ai remontée, impatient de me perdre. Maintenant que c’est fait, et dans des proportions qui excèdent très largement mes désirs, elle reste mon seul territoire.
Nu, le béton de cette banderole est pour moi couvert de signes. C’est pour les déchiffrer que j’écris. Je voudrais comprendre ce qui s’est joué là-haut, et pourquoi je ne suis jamais descendu, trouvant partout, entre le monde et moi, la belle distance qu’a instaurée ce portique, et dont je n’ai jamais su me défaire."


"C’est une ligne de béton tendue à dix mètres au-dessus de la Beauce, qui barre depuis toujours le paysage de son enfance. Elle devait servir de rampe à un véhicule révolutionnaire, un monorail propulsé à 430 kilomètres à l’heure sur coussins d’air : l’aérotrain, invention futuriste née de l’imagination de l’ingénieur Jean Bertin et conçu pour relier, à très grande vitesse, les centres urbains de la France pompidolienne.
Si le projet fou de Bertin a fait long feu, cette ruine du futur, elle, est restée debout, absurde, au milieu des champs. Enfant, puis adolescent, le narrateur a fait de ce môle abandonné un domaine, passant des heures, des jours entiers à scruter le paysage comme s’il s’agissait d’un diorama, à observer la vie alentour et les allées et venues en contrebas. Jamais il n’est descendu de ce perchoir.
Cette existence suspendue s’est poursuivie pendant trente ans, en parallèle à la vie réelle. Le paysage a changé, le rail aérien s’est effondré en plusieurs endroits mais le narrateur a continué d’habiter la jetée, songeant même à l’acquérir, et à en déclarer l’indépendance."

BRUCE BÉGOUT
Obsolescence des ruines
Essai philosophique sur les gravats

 " Le malaise moderne ne consiste pas tant à voir avec répugnance une chose neuve et supposément intègre déjà fragmentée, usagée et dégradée qu’à comprendre que, si toutes les choses neuves sont en effet déjà délabrées dans leur conception et leur construction, alors les ruines sont inexorablement vouées à une disparition rapide et totale, car non dédommagée par des nouveautés intègres. "

"Dans ces noces de poussière entre l’homme superflu et la construction passagère, la ruine semble ainsi elle-même disparaître. « Plutôt que des ruines, c’est de leur absence qu’il faudrait faire cas », remarque très justement Gérard Wajcman. L’absence de ruines est peut-être l’objet du siècle, la chose la plus emblématique d’un monde de choses qui en a autant produites que détruites, et qui, avec une certaine application, efface les traces de sa propre destruction.

 "Aussi, des deux côtés, du côté du néocapitalisme modelant l’espace humain comme du côté de la préservation de la nature, voit-on proliférer des constructions éphémères. Entre l’hôtel discount et la cabane déplaçable, entre le hangar décoré de la zone commerciale et le caisson recyclé par l’éco-architecture, c’est un même adieu à l’assise qui se dit. Sans doute les raisons de cette instabilisation du territoire ne sont-elles pas les mêmes, et il serait absurde de les confondre : rentabilité à court terme ou souci environnemental. Mais du point de vue de l’attachement de l’homme à des bâtiments et des lieux stables qui l’inscrivent durablement dans le monde et le soustraient pour un temps au flux létal de toutes choses, les résultats ne sont pas si éloignés. "


"Il est étrange d’ailleurs de constater que même l’architecture écologique, qui cherche, par divers biais, à réduire l’impact de l’homme sur l’environnement, va parfois dans le même sens que l’urbanisme hypercapitaliste. Même si, bien entendu, les finalités ne sont pas les mêmes (voire opposées), l’accent y est toutefois mis sur le modulable et le provisoire. Certes, les bâtiments construits dans l’esprit de l’architecture écologique, par le choix des matériaux et les économies d’énergie qu’ils visent, paraissent s’opposer aux perspectives à court terme du monde marchand, mais, du point de vue qui nous occupe, à savoir la possibilité de produire des ruines, l’effet est un peu le même. D’ailleurs, bien souvent, l’idéal de la construction écologique consiste dans un bâtiment léger, modulable et déplaçable, une sorte de hutte fonctionnelle et nomade. Les maisons de Glenn Murcutt, souvent construites sur pilotis (Marie Short House, 1975, Manika-Alderton House, 1994), donnent cette impression d’être posées sur le sol et de pouvoir être démontées en une nuit, sans laisser la moindre trace. Ainsi l’architecture écologique est prise dans une double exigence de durabilité (pour les activités humaines d’habitation et de travail) d’un côté et de réduction a minima de l’impact environnemental de l’autre. La meilleure solution de compromis reste ainsi la construction amovible et dont les matériaux (paille, bois, laine, adobe, etc.) ne modifient pas en profondeur et sur le long terme le sol et le site. Mais, ce faisant, ce type de constructions accepte aussi de ne plus pouvoir se dégrader lentement et de former des ruines, considérées dès lors comme des immondes déchets non recyclables et à l’impact environnemental trop grand. De la sorte, cet esprit écologique visant un impact humain minimal, conjugué à celui du recyclage des produits, va à l’encontre de l’idée de ruines. Force est de constater que les deux grandes forces de construction du début du XXIe siècle, l’architecture marchande et l’architecture écologique, œuvrent ainsi de concert paradoxalement, à rendre les ruines impossibles, la première parce qu’elles ne laissent derrière elles que des déchets et non des bâtiments qui peuvent vieillir lentement et devenir des ruines, la seconde parce que, obnubilée par l’empreinte humaine et carbone sur l’environnement, elle vise à réduire le geste architectural et à ne pas édifier des bâtiments qui dureront trop longtemps. Cette architecture est dite durable en tant qu’elle vise à faire durer la fonction en limitant l’impact écologique, mais non la construction elle-même dans sa forme et sa matière pérennes. Au contraire, une construction qui durerait trop longtemps, et de la même manière, ne serait plus totalement adaptée au changement de fonction et à la mobilité, prônés par l’éco-architecture, et donc elle présenterait un coût écologique trop grand. L’idéal reste bien la construction à bas coût de bâtiments provisoires qui, dans cent ans, n’existeront plus comme tels et dont aucune trace physique ne sera visible ni sur le sol et ni dans l’air. La conception que l’écologie politique se fait de la place de l’homme dans l’environnement introduit des tensions significatives entre, d’une part, son orientation vers la durabilité de l’humanité et surtout de la biodiversité et, d’autre part, son profond scepticisme concernant le temps humain et ses exigences symboliques. Zéro déchets signifie zéro ruines. Il s’agit de concevoir dès maintenant des édifices qui s’auto-effaceront dans le temps ou qui, alors, seront rendus tellement modulables et recyclables que, à l’instar du bateau de Thésée, plus rien de leur être initial n’existera. Ainsi, de manière surprenante, la liquéfaction du solide et le choix de la transience universelle caractérisent bien souvent l’architecture écologique et ses ennemis."


Glenn Murcutt, Marie Short House, 1975

Glenn Murcutt, Manika-Alderton House, 1994


" Habiter n’est pas une fonction : c’est un long travail d’échange avec le milieu, une garde baissée face à l’extérieur qui afflue." (Une vie en l'air, Philippe Vasset)

"Habiter n’est pas vivre : il y a des logements pour ça. Habiter, c’est trouver, dans l’espace, une zone de coïncidence avec son périmètre mental. Un lieu de commerce avec l’étendue, un point de relâche des lois de la géographie. " (Une vie en l'air, Philippe Vasset)

 "Dans un monde où il n’y a plus de ruines, c’est le monde lui-même qui devient la ruine finale et totale. La seule ruine qui vaille encore par conséquent comme ruine et demeurera comme ruine sera l’expérience du monde rendu invivable par la démographie galopante, l’extinction en masse de la biodiversité, le réchauffement climatique et les crises finales du capitalisme. "

"Selon Baudrillard, si l’éphémère incarne sans doute « la vérité de l’habitat futur », cette idée n’est pas partagée par tout le monde et exprime surtout un idéal bourgeois. Selon le sociologue, la classe dominante se drape dans l’alibi de l’héraclitéisme du panta rei pour imposer son rêve néolibéral d’une flexibilité généralisée qui ne fait rien d’autre que de favoriser le déploiement sans frein du capital. Mais, en quelque sorte prémunies jusqu’à un certain point contre la fausse conscience bourgeoise, les classes populaires tiennent encore mordicus aux « valeurs de la fondation et de l’investissement ». Elles ne sont pas prêtes, en un claquement de doigts, à se convertir aux joies du nomadisme acosmique. Non seulement elles sont attachées aux idées de la solidité et de la pérennité, mais, par cet attachement même, elles résistent aux injonctions venant d’en haut en faveur du passager et du modulable. Car elles comprennent bien que si les classes supérieures peuvent autant chérir le mobilisme et « renier la pierre », c’est parce qu’elles ont déjà elles-mêmes longuement bénéficié des avantages de la solidité patrimoniale et ont pu jouir sur plusieurs générations « du décor fixe et séculaire de la propriété ». "

La page Bruce Bégout sur Lieux-dits


MATHIEU BELEZI
Attaquer la terre et le soleil

"— On vous entend, capitaine !
il secoue sa chevelure, se redresse sur ses étriers, cherchant dans les rondeurs trompeuses des collines les signes de la révolte
— Et vous savez ce que ça veut dire, soldats ?
— Oui nous savons, capitaine !
— Ça veut dire que nous serons sans pitié, nom d’un bordel ! ça veut dire que nous n’hésiterons pas à embrocher les révoltés un à un, à brûler leurs maisons, à saccager leurs récoltes, tout ça au nom du droit, de notre bon droit de colonisateurs venus pacifier des terres trop longtemps abandonnées à la barbarie, comprenez-vous bien, soldats, ce que cela signifie ?
— Nous comprenons, capitaine ! "


BRUCE BÉGOUT
Lieu commun : Le motel américain

"Néanmoins, le motel n'est pas un simple établissement commercial situé à la périphérie des villes. Il représente aussi un espace mental, une sorte de caisson sensoriel qui amplifie les percussions émotionnelles des différents voyageurs qui y prennent place."

 "Sans avoir l'air d'y toucher, les usagers clandestins ou hors-la-loi introduisent de nouveaux codes de comportement qui échappent aux grilles de lecture communes. Ils renouvellent à chaque instant le génie social de l'être humain, en inventant des formes de relation régulées mais cependant hors normes. En eux, il y a quelque chose qui cherche à se déployer, comme une sous-vie rugueuse et défaite mais toujours chargée d'une générosité qui préfère apparaître avec les traits de l'humble et du bas, une manière de vivre emplie d'une noble nonchalance, fût-elle pour d'autres délictueuse, une façon de regarder et d'agir qui trouve ses racines dans les riens infimes de l'existence quotidienne et urbaine. "

"À cet égard, le motel peut être considéré, soit comme un élément représentatif de la simplification fonctionnelle de l'existence suburbaine, soit comme le lieu d'une nouvelle espèce de cérémonial social qui, tout en respectant extérieurement les règles de la rationalité marchande et de ses commodités technologiques, produit de temps en temps des impressions, des actes et des rituels proprement magiques."

 


 "Que ce soit l'espace urbain dans son entier, les objets usuels ou l'organisation sociale elle-même, tout doit répondre à présent à une flexibilité accrue, à une capacité de mise en mouvement immédiate. Une pulsion cinétique semble agiter l'être social et se répercuter sur tous les éléments de la vie urbaine. Tout doit être mobilisable sur-le-champ, prêt à être employé, consommé, ingurgité. "

"Grâce à l'anonymat, le sujet se préserve en effet de l'attache étroite à un système de références (familiales, sociales, nationales) qui le contraignent à une incessante prise de position par rapport à autrui et au monde. Dans la dissimulation de son nom, de ses origines et de son être, comme dans l'impersonnalité crue de la chambre du motel, il n'existe qu'en soi et pour soi, comme détaché de toute détermination contextuelle et hétéronomique, dans une intimité si proche que nulle médiation ne peut la troubler.
Être “personne”, tel Ulysse dans l'antre de Polyphème, ne signifie pas renoncer à sa personne, ni la perdre, l'oublier ou l'ignorer, mais simplement abandonner, pour un temps plus ou moins long, ce que les autres savent de moi. L'anonymat me soustrait au regard et à la nomination des autres, mais, dans cette soustraction, il me laisse intact, tel qu'en moi-même. "


John Register. Motel, Route 66


BRUCE BÉGOUT
Zéropolis

"Que ce soit des institutions (mariage, baptême, etc.) ou des traditions, Las Vegas se moque de tout. Chaque réalité, elle la tourne en dérision. Sans se soucier de l'histoire, elle broie tout évènement humain dans un chyme électrochimique et parodique qui ne laisse absolument rien intact. Ce faisant, elle révèle la scène primitive de la société : l'impossibilité de croire à la vérité de l'autre. Elle fait d'autrui un parfait inconnu, puisque tout ce qui signale sa présence, la culture et la civilisation, est ici proprement ridiculisé. Pour la première fois l'excès se mue en défaut, et la capitale de l'exagération laisse poindre des moments de déficience totale : indigence culturelle, sociale, esthétique. Sous son hémorragie de lumières et de spectacles en tous genres, elle met au jour une vérité cruelle et pourtant nécessaire à affronter si l'on veut pouvoir continuer à vivre : "tout n'est qu'une immense et grotesque farce".


ANTOINE CHAINAS
Bois aux renards

"On sentait dans l'air calme les prémices du déclin du jour, un affaiblissement de la luminosité qui n'en était pas un, mais ressemblait plutôt à un engrisaillement précoce, où la fatigue paraissait se projeter sur tout, où la pensée se refusait aux muscles. "


PHILIPPE AIGRAIN
cause commune

"On considère le plus souvent qu’il y a liberté de l’information si pour tout courant de pensée il existe au moins un média susceptible de le relayer, et si tout citoyen a, s’il le souhaite, la possibilité d’accéder à ce média. L’ennemi de la liberté de l’information est alors la censure.
Les médias centralisés d’aujourd’hui posent pourtant un tout autre problème. Les groupes qui y détiennent les plus fortes positions ne contrôlent souvent que quelques dizaines de pourcents de l’audience de la télévision, de la radio et de la presse. Pourtant, ces groupes parviennent à exercer sur les représentations un contrôle sans précédent, même dans des sociétés beaucoup plus fermées."


Actes Sud, 2020

BAPTISTE MORIZOT
Raviver les braises du vivant : un front commun

 " Il y a dix mille ans, 97 % de la masse animale était constituée par la faune sauvage, et les humains pesaient 3 % environ dans la balance. Aujourd’hui, les animaux domestiques pèsent pour 85 % de la biomasse de tous les vertébrés terrestres. Les humains sont passés à 13 %. La faune sauvage, qui constituait hier 97 % du total, constitue désormais 2 %. Un grand renversement, une confiscation colossale de la biomasse par le bétail domestique, au détriment des autres compartiments des écosystèmes, et de la faune sauvage en particulier. Les humains ont ce faisant amputé les écosystèmes de 50 % de leur biomasse d’autotrophes (disons : les végétaux). Ces nombres se passent de longs commentaires. On peut les laisser se déposer au fond de soi, pour qu’ils travaillent à faire de nous d’autres vivants. "


 " L’idée de “protection de la nature” contient en effet un autre écueil : celui de convoquer la “nature” comme cette entité héritée du cosmos moderne et dualiste, qui répartit le monde en deux blocs séparés, les humains d’un côté, la “nature” de l’autre. Que devient alors ici “protéger la nature” quand on a compris que le mot “nature” nous a embarqués dans une impasse dualiste, et que protéger était une conception paternaliste de nos rapports aux milieux ? Cela devient “raviver les braises du vivant”, c’est-à-dire lutter pour restituer aux dynamiques de l’éco-évolution leur vitalité et leur pleine expression. Cela devient défendre nos milieux de vie interspécifiques : des forces qui nous constituent, qui sont plus grandes que nous et dont, pourtant, il faut prendre soin. "

La page Baptiste Morizot sur Lieux-dits


EUGENE MARTEN
Ordure

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Stéphane Vanderhaeghe)

 " En rentrant du parc, il prit par l’esplanade. Il restait près de la rambarde et marchait lentement, s’arrêtant pour regarder le fleuve. Le reflet brisé de la ville s’efforçait de se réassembler mais le courant s’y opposait. Comme s’il pouvait devenir autre chose. Au cœur de ces remous se dégageait une ligne ténue, presque invisible, remontant en biais, tendue, jusqu’à une canne à pêche posée contre la rambarde. L’aide-soignante se tenait à côté de la canne à pêche. Sloper détourna les yeux. Depuis combien de temps était-elle là ? Derrière elle, la circulation sur l’esplanade se faisait dans les deux sens, à vélo, en patins, à pied, promenade ou jogging. Le fleuve, lui, s’écoulait en sens unique. Sloper attendit le bon moment. "


JOSEPH INCARDONA
Les corps solides

 "Les phares de la camionnette éclairent la route en ligne droite. On pourrait les éteindre, on y verrait quand même, la lune jaune rend visibles les champs en jachère aussi loin que porte le regard. La nuit est américaine. La fenêtre côté conducteur est ouverte, il y a l’air doux d’un printemps en avance sur le calendrier. De sa main libre, Anna tâtonne sur le siège passager et trouve son paquet de cigarettes.
À la radio, une mélodie lente accompagne le voyage ; et quand je dis que la nuit est américaine, c’est qu’on pourrait s’y croire avec le blues, la Marlboro et l’illusion des grands espaces."


BAPTISTE MORIZOT
Pister les créatures fabuleuses

"Couché, devenu fougère, en bordure de ce sentier qui réunissait tous ces habitants, j’ai senti que j’étais entré dans une communauté aux habitudes et aux langues nombreuses, mais tressées ensemble comme des mèches de cheveux."

" Au cœur des territoires chantés des oiseaux, entouré des frontières d’odeurs des royaumes des loups et des lynx, sur les chemins quotidiens des grands cerfs, on peut parfois pressentir les différents invisibles. On apprend à voir les limites de son « voir », et à lire l’invisible pour nous dans les attitudes des autres animaux. La plupart du temps, pour être honnête, on n’y comprend rien. Mais on pressent qu’il y a du sens, mystérieux pour nous, évident pour eux. Et le mystère agrandit l’espace. Pister rend visible pourquoi les animaux sont nos créatures fabuleuses. "

 " Toutes ces expériences de pistage me font penser que dans notre culture, on s’est trompés sur ce qui est fabuleux. On l’a mis dans le ciel, dans les contes, dans les imaginaires, toutes choses qui sont ailleurs, alors que le fabuleux est parmi nous à chaque instant. On l’a mis hors du monde, pour pouvoir utiliser le monde quotidien comme un réservoir de ressources bon marché, à portée de main, qui n’appelle pas d’égards. Mais c’est une injustice faite au monde vivant, une injustice d’adultes, et il faut imaginer une alliance entre vous les enfants et les animaux, les plantes, les rivières, pour affirmer haut et fort le prodige du monde vivant qui nous entoure. On s’est mis à croire que seules les choses surnaturelles sont prodigieuses, alors que vous savez bien que ce n’est pas vrai (regardez un instant les dinosaures, les hippocampes, les séquoias géants, et vos mains). "

La page Baptiste Morizot sur Lieux-dits


 

BAPTISTE MORIZOT, ESTELLE ZHONG MENGUAL
Esthétique de la rencontre. L'énigme de l'art contemporain

"Il y a par là un destin tragique de l’œuvre d’art : devenir l’arrière-plan d’un selfie. "

 " "Une œuvre-avec-laquelle-il-ne-se-passe-rien " est une œuvre qui ne produit aucun effet affectif, perceptif, sémantique individuant sur le spectateur. Dans cette mesure, valoriser ce type d’œuvres relève d’une forme étrange de snobisme : car seuls ceux qui ont été massivement individués dans leur vie par des rencontres avec l’art peuvent aujourd’hui trouver un charme à des œuvres impuissantes et renonçant à produire des effets. Chaque œuvre-avec-laquelle-il-ne-se-passe-rien porte en elle l’occasion manquée d’une rencontre individuante, celle de moduler la manière de sentir et de vivre d’un spectateur. "

 "Autrement dit, si la découverte créatrice d’un artiste cristallisée dans une œuvre est capable de jouer un rôle de singularité pour une multitude de spectateurs, c’est bien parce qu’elle est une solution à une tension qu’il a ressentie dans la relation entre certains aspects du monde et des pans de sa propre part d’irrésolu qu’il partage avec les autres humains, qui seront ses spectateurs. C’est parce que les lignes de force de la part d’irrésolu de l’artiste sont en partie les mêmes que les nôtres, que, lorsqu’il trouve enfin les formes pour inventer sa composition de lui et du monde, eh bien c’est la nôtre en attente que nous reconnaissons. "


 "Bien sûr, la crise écologique qui est la nôtre est une crise des sociétés humaines : elle met en danger le sort des générations futures, les bases mêmes de notre subsistance et la qualité de nos existences dans des environnements souillés. C’est aussi une crise des vivants : sous la forme de la sixième extinction des espèces, de la défaunation généralisée, comme de la fragilisation des dynamiques écologiques par le changement climatique, et de la réduction des potentiels d’évolution de la biosphère. Mais c’est aussi une crise d’autre chose, de plus discret et peut-être plus fondamental. Ce point aveugle, nous en faisons l’hypothèse, c’est que la crise actuelle, plus qu’une crise des sociétés humaines d’un côté, plus qu’une crise des vivants de l’autre, est une crise de nos relations au vivant. C’est spectaculairement une crise de nos relations productives aux milieux vivants, encapsulée dans le faciès extractiviste et financiarisé du capitalisme contemporain ; mais c’est aussi une crise de nos relations collectives existentielles au vivant, de nos branchements et de nos affiliations aux vivants, qui commande la question de leur importance, par lesquels ils sont de notre monde, ou hors de notre monde, sensible, pratique et politique. "